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Page:Zola - Madeleine Férat, 1869.djvu/35

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MADELEINE FÉRAT

d’immenses ateliers, à l’endroit même où s’élevait son ancienne baraque de planches. Les objets qu’il fabriquait avaient grandi, eux aussi : les chaudrons étaient devenus des chaudières. Les chemins de fer dont la France se couvrait alors, lui fournirent des travaux considérables, et lui mirent entre les mains d’énormes bénéfices. Son rêve se réalisait : il était riche.

Jusque-là, il avait tapé sur son enclume, avec la pensée de gagner le plus d’argent possible, mais sans jamais se demander ce qu’il ferait ensuite de cet argent. Il lui fallait à peine par jour quarante sous pour vivre. Ses habitudes de travail, son ignorance des plaisirs et même des commodités de la vie, lui rendaient la fortune inutile. Il s’était enrichi plutôt par entêtement que pour tirer un bien-être quelconque de ses richesses. Il avait juré de devenir patron à son tour, et toute son existence s’était employée à tenir ce serment. Quand il eut amassé près d’un million, il se demanda ce qu’il pourrait bien en faire. Il n’était d’ailleurs nullement avare.

Il se fit d’abord bâtir, à côté de ses ateliers, une petite maison bourgeoise qu’il décora et meubla avec assez de luxe. Mais il était mal à l’aise sur les tapis de ses appartements, il préférait passer les journées au milieu de ses ouvriers, dans ses forges noires de charbon. Il se serait peut-être décidé à louer la maison et à reprendre le logement qu’il occupait auparavant au-dessus de ses bureaux, si un événement grave n’était venu modifier profondément son existence, en faisant naître en lui un homme nouveau.

Sous la rudesse de sa voix et de ses gestes, Férat était d’une douceur d’enfant. Il n’aurait pas écrasé une mouche. Toutes les tendresses de sa nature dormaient en lui, étouffées par sa vie de labeur, lorsqu’il rencontra une orpheline, une pauvre fille qui vivait avec une vieille parente. Marguerite était si pâle, si frêle qu’on lui eût donné seize ans à peine ; elle avait une de ces figures douces et soumises qui touchent les hommes forts. Férat