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PRÉFACE





J’estime qu’il est toujours dangereux de tirer un drame d’un roman. Une des deux œuvres est fatalement inférieure à l’autre, et souvent cela suffit pour les rapetisser toutes deux. Le théâtre et le livre ont des conditions d’existence si absolument différentes, que l’écrivain se trouve forcé de pratiquer sur sa propre pensée de véritables amputations, d’en montrer les longueurs et les lacunes, de la brutaliser et de la défigurer, pour la faire entrer dans un nouveau moule. C’est le lit de Procuste. le lit de torture, où l’on obtient des monstres à coups de hache. Puis, je ne sais, un artiste doit avoir la pudeur et le respect de ses filles aimées, belles ou laides ; quand elles sont venues au monde avec sa ressemblance, il n’a plus le droit de rêver pour elles les hasards d’une seconde naissance.

Vis-à-vis de moi-même, j’ai donc commis une vilaine action en portant Thérèse Raquin au théâtre. La vérité est que j’ai longtemps hésité ; et, si j’ai fini par céder, c’est en obéissant à des questions particulières, qui me serviront tout au moins de circonstances atténuantes. D’abord, des critiques, qui s’étaient montrés terriblement sévères pour le roman, lors de son apparition, m’avaient formellement mis au défi d’en tirer un drame ; le livre, pour eux, était une ordure, ils le traînaient galamment dans le ruisseau, ils déclaraient que le jour où de pareilles infamies s’étaleraient sur les planches, les spectateurs éteindraient la rampe de leurs sifflets. Je suis très curieux de ma nature. Je ne déteste pas les belles batailles, et, dès ce moment, je me promis de voir ça. Il y avait provocation. Mais il m’eût semblé puéril d’obéir seulement à cette envie de mettre la critique dans son tort. J’étais sollicité par un intérêt plus haut. Il me semblait que Thérèse Raquin offrait un excellent sujet de drame, pour risquer à la scène une tentative, dont je rêvais parfois. Je trouvais là un milieu comme j’en cherchais un, des personnages qui me satisfaisaient pleinement, en un mot des éléments tels que je les demandais et tout prêts à être employés. Cela me décida.

Certes, je n’ai point l’ambition de planter mon drame comme un drapeau. Il a de gros défauts, et je suis plus sévère pour lui que personne ; si j’en faisais la critique, il ne resterait qu’une chose debout, la volonté bien nette d’aider au théâtre le large mouvement de vérité et de science expérimentale, qui, depuis le siècle dernier, se propage et grandit dans tous les actes de l’intelligence humaine. Le branle a été donné par les nouvelles méthodes scientifiques. De là, le naturalisme a renouvelé la critique et l’histoire, en soumettant l’homme et ses œuvres à une analyse exacte, soucieuse des circonstances, des milieux, des cas organiques. Puis, les arts et les lettres ont subi à leur tour l’influence de ce grand courant ; la peinture est devenue toute réelle, notre école de paysage a tué l’école historique ; le roman, cette étude sociale et individuelle, d’un cadre si souple, sans cesse élargi, a pris la place entière, absorbant peu à peu les genres littéraires classés par les rhétoriques d’autrefois. Ce sont là des faits que personne ne saurait nier. Dans l’enfantement continu de l’huma-