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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

a pas suffi, il lui a fallu une reine, pour donner à l'antithèse l’intensité la plus aiguë possible. D'autre part, Rousseau n’était ni assez bas ni assez haut, et il a inventé Ruy Blas, cette abstraction de la domesticité qui finit par se perdre dans les étoiles. Il est laquais, si l’on veut, puisqu’il sert don Salluste et qu’il a porté un jour la livrée ; mais ce mot de laquais n’est qu’une étiquette accrochée dans son dos. En somme, il est allé au collège, il a rimé des vers ; c’est un rêveur, dans lequel il y a l’étoffe d’un grand homme. Il le fait bien voir, dès qu’il est premier ministre.

Voyons, de bonne foi, Ruy Blas est-il un laquais ? La livrée, dans sa vie, a été l’accident d’une heure. Poète la veille, grand ministre le lendemain, il ne doit point compter son court passage chez don Salluste. Beaucoup d’hommes supérieurs ont eu des moments plus difficiles et sont partis d’aussi bas. Alors, pourquoi faire tant d’embarras, avec ce mot de laquais ? pourquoi sangloter ? pourquoi s’empoisonner ? Étrange inconséquence : il n’a rien d’un laquais et il meurt parce qu’il est un laquais. Nous touchons ici l’abus du mot, la misère des fables inventées ; on a dit souvent qu’un premier mensonge exige toute une série de mensonges, et rien n’est plus vrai en littérature ; si vous quittez le solide terrain du réel, vous vous trouvez lancé dans l’absurde, vous devez à chaque instant étayer par de nouvelles invraisemblances vos invraisemblances qui croulent. Lorsque Victor Hugo a besoin d’accuser le relief de sa violente antithèse, Ruy Blas n’est qu’un misérable laquais ; mais lorsqu’il veut le faire aimer d’une reine, il l’enlève dans l’idéal, et voilà le laquais dont les cheveux flambent comme une queue de comète. Tout cela n’est que du lyrisme, et un lyrisme dont le procédé est même assez grossier.

Imaginez un moment qu’on impose un pareil sujet à un romancier naturaliste. Pour mon compte, je serais consterné, je n’y verrais qu’une ordure. Vous souvient-il de ces histoires de cochers et de marquises qui ont défrayé dernièrement notre chronique scandaleuse ? Autant de Ruy Blas dans les réalités de l’existence. Cela ne serait guère propre à étudier et à peindre ; au plus pourrait-on donner à une pareille aventure un coin discret dans le tableau d’une société pourrie. Il est vrai qu’un romancier naturaliste aurait la ressource de porter le sujet dans le passé. Mais là encore il trouverait des vérités délicates et peu morales. On a vu des domestiques aimés par des reines ; j’entends ici par ce mot « domestiques » des serviteurs titrés, des clients, comme on disait à Rome. Ces domestiques, devenus des favoris, ne s’empoisonnaient pas ; les reines faisaient avec eux un ménage ignoble, tandis que les peuples payaient les frais de la couche et de la table. Telle serait la vérité historique. Elle est parfaitement sale.

Quels gens heureux, ces poètes ! Ils ont des grâces d’état. L’histoire ne les embarrasse même pas. Quand elle les gène, ils la transforment. Les domestiques devenaient des favoris, engraissés par des cadeaux de femme ; cela leur paraît peu convenable, et ils inventent des laquais sublimes qui meurent pour des reines. Un laquais est moins qu’un domestique, donc le laquais sera plus grand. Et, dans l’ordure de cette situation, les poètes font pousser des lis. Ce sera là le triomphe.

Nous n’aurions pas trouvé ces belles choses, je l’avoue. Ah ! que nous sommes petits et malpropres ! Un laquais nous aurait peut-être fait penser à l’antichambre et à la cuisine. Faut-il que nous ayons l’idée tournée aux vilenies ! Sachez que, lorsqu’on a un laquais pour personnage, on le mène droit chez une reine. Si vous ne comprenez pas, c’est que vous n’avez pas la cervelle ouverte au sublime.

Prenons maintenant ce fantoche de Ruy Blas, et démontons-le. Comme chez tous les héros de Victor Hugo, rien n’égale son génie, si ce n’est sa bêtise. Comment ! voilà un gaillard qui se méfie de don Salluste, qui écrit sous sa dictée deux lettres, le jour où sa destinée se décide, et il ne songera plus du tout à ces lettres, il se trouvera sous le coup de la première au troisième acte, avec une surprise pleine d’épouvante, il se laissera assassiner avec la deuxième au cinquième acte, sans avoir prévu ni paré ce suprême coup de poignard ! Pour la seconde au moins, son souvenir devrait être éveillé. Il est stupide. C’est don Salluste qui est l’homme fort et supérieur. Voyez-vous Ruy Blas se prendre au sérieux, aimer la reine, commander à l’Espagne, lorsqu’il sait don Salluste dans l’ombre, derrière lui. Un enfant de trois ans aurait plus de défiance. Chaque heure de la vie de Ruy Blas devrait être employée à se demander ce que cet homme veut de lui, pourquoi il l’a affublé d’un grand nom, pourquoi il l’a jeté aux pieds de la reine. Point du tout, Ruy Blas roucoule et fait l’honnête homme. Et quand l’autre reparaît, il s’étonne, il se mord les poings. C’est la situation de Si j'étais roi, avec le miraculeux en moins.

Ce n’est pas tout. Voilà Ruy Blas en présence de don Salluste. Il a été idiot, voyons s’il sera énergique. Ah ! bien oui, il se conduit en enfant nerveux qui ne sait que pleurer et dire des vers. Le plus simple serait de poignarder don Salluste tout de suite, puisqu’il faudra le poignarder à la fin ; mais nous ne sommes qu’au troisième acte, il est nécessaire d’allonger les choses. C’est alors que Ruy Blas, ce ministre tout-puissant, se débat avec des hurlements de désespoir dans une trame puérile qu’un mot, qu’un geste suffirait à rompre. Nous entrons dans la série d’invraisemblances dont j’ai parlé ; cette intrigue extravagante les entasse les unes sur les autres, avec une prodigalité stupéfiante. Le plus comique, c’est que Ruy Blas, pour laisser la place libre à don César, s’en va prier dans les églises et battre les rues, au moment où son sort et celui de la reine se décident. Je l'ai dit, c’est un enfant nerveux ; les autres agissent, il prie et se promène. Mais le comble est encore l’empoisonnement de la fin. Pourquoi diable Ruy Blas s’empoisonne-t-il ? Il y a là un raffinement extraordinaire que ma vulgarité de sentiments, mes instincts bas et orduriers m’empêchent certainement de comprendre.

Don Salluste vient d’être puni, il expire dans la pièce voisine. Voilà Ruy Blas et la reine libres. Il y a bien don César ; mais don César est l’ami de Ruy Blas, et les choses s’arrangeront, surtout avec l’homme qui a déclamé au premier acte deux belles tirades sur le respect qu’on doit