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ALEXANDRE DUMAS FILS

mort, voilà ce qui m’a séduit dans le dénouement de l'Étrangère ; et l’on peut d’autant moins m’accuser de céder à trop d’enthousiasme, que je n’aime guère le talent de M. Dumas et que j’admire là, dans son œuvre, un point particulier, auquel il ne donne peut-être pas la même signification que moi. Il doit voir uniquement la condamnation sociale du duc, tandis que je vois avant tout la comédie tragique de l’homme. D’ailleurs, j’aurais souhaité une étude plus profonde et plus nette.

Mais cette part faite en toute conscience à mon admiration, quelle pièce mal construite et ridicule que cette Étrangère ! On la sent bâtie de morceaux péniblement assemblés. Certainement, l’auteur l’a pendant longtemps tournée et retournée au fond de ses tiroirs. Deux ou trois plans différents se sont succédé et ont laissé de leurs traces, de sorte que les intentions n’aboutissent pas, que les personnages vont et viennent, sans aucun lien entre eux. Cela se passe on ne sait où, dans un prétendu grand monde, qui n’est d’aucun monde. Et même l’habileté si connue de M. Dumas ne se retrouve plus, ses créations ne se tiennent pas debout ; il a été obligé de recourir aux ficelles les plus grosses, pour faire entrer et sortir ses personnages, au cinquième acte. Je ne parle pas de la langue, elle est sans accent littéraire, tout juste correcte. À coup sûr, nos dramaturges du boulevard, dont on s’est tant moqué, n’écrivent pas plus mal ; et ils ont le mérite de charpenter leurs œuvres avec une solidité parfaite. Pour m’expliquer complètement, je vais reprendre et analyser un à un les principaux personnages.

L’étrangère d’abord, cette prodigieuse vierge du mal, que la salle entière devrait accueillir avec un éclat de rire. Elle sort d’on ne sait quel mélodrame noir, et le pis est que l’auteur la jette, ou du moins prétend la jeter en plein monde réel. Tant qu’elle ne se révèle pas elle-même, on peut la croire raisonnable et vivante ; mais, dès son récit complaisant et interminable, elle apparaît comme une grande marionnette, qui roule des yeux terribles et agite de longs bras, pour terrifier les enfants. D’abord, elle n’est pas plus fille de couleur que l’Osip des Danicheff n’est Russe. Ensuite, elle semble entendre singulièrement la vengeance. Qu’elle soit allée faire s’entretuer ses deux frères, pour se venger de l’abandon de son père, cela est déjà très raide, mais à la rigueur on l’accepterait. Ce qui stupéfie, c’est qu’elle ait passé ensuite en Europe pour continuer son rôle de vierge du mal. Pourquoi en Europe ? Qu’est-ce que l’Europe lui a fait ? En Amérique, la pose eût paru plus naturelle, car elle pouvait y faire justice des maîtres trop durs pour leurs esclaves. M. Dumas répond que cette fille satanique en veut aux hommes, aussi bien aux Européens qu’aux Américains. Heureusement, de telles créatures n’existent que dans les cerveaux détraqués des dramaturges ; elles appartiennent à la famille des traîtres qui persécutent l’innocence et qui sont punis au cinquième acte. Encore si M. Dumas, après avoir emprunté son étrangère au répertoire du boulevard, s’en était servi comme d’une figure centrale et en avait fait le pivot d’une action puissante. Mais non, l’étrangère reste en dehors de l’action ; elle disparaît aussitôt après s’être révélée, et elle ne se montre une dernière fois que pour s’avouer vaincue. En outre, elle si forte, commet des fautes qu’une enfant de dix ans éviterait. Elle s’amourache de Gérard comme une pensionnaire, après avoir eu un cœur de bronze pour les deux mondes, l’Amérique et l’Europe ; et, afin de gagner Gérard, elle imagine ce beau plan, raconter au duc les amours de la duchesse et du jeune homme, de façon que le duc provoque naturellement celui-ci et se propose de le tuer. On n’est pas plus sotte. Je ne vois vraiment pas quel trait, dans cette création grotesque, a pu séduire M. Dumas ; elle n’est ni forte, ni originale, ni même utile à la pièce. Et pourtant quel heureux type, quel titre plein de promesses, dans ce seul mot : l’Étrangère ! Devant les affiches, je rêvais une de ces femmes qui ont régné à Paris, pendant le second empire, une Espagnole grande dame, une Autrichienne moitié comtesse et moitié fille galante, une Anglaise partageant sa couche avec des fils de prince. J’ignorais laquelle de toutes avait choisi M. Dumas, mais j’assistais déjà à l’histoire d’une de ces fortunes dont on cause à voix basse, je croyais voir se dérouler la vie d’une de ces femmes qui grisent Paris de leur parfum violent de fleurs exotiques, qui déterminent dans notre société des cas étranges, d’une étude si intéressante pour l’artiste observateur. Et, nullement, je me suis trouvé en face de cette grande diablesse à longue robe de drap rouge, qui fait dans la pièce juste l’effet d’un mannequin planté au bout d’une perche.

Je passerai plus rapidement sur les autres personnages. La duchesse de Septmonts est la première jeune femme venue, qui n’aime pas son mari et qui finit par le lui dire ; aucun trait original, aucune étude de caractère. Le duc de Septmonts est encore le personnage le plus intéressant, malgré l’auteur, qui a voulu évidemment le rendre assez antipathique pour que le public lui-même souhaitât sa mort ; il est nettement dessiné, rongé de vice, un peu trop cynique peut-être ; enfin, il reste à son plan et ne se dément pas d’une minute à l’autre. Clarkson, également, est un personnage heureux et bien posé, au point de vue de l’optique théâtrale ; c’est lui, le premier soir, qui a décidé le succès de la pièce, par son intervention au cinquième acte, la façon brutalement joyeuse dont il supprime le duc. En réalité, Clarkson est une création de fantaisie, un Américain selon le cliché français, qui est simplement chargé de dénouer l’action ; si l’auteur l’introduit au troisième acte, il veut uniquement nous accoutumer à le voir, car il en avait seulement besoin au cinquième, et il pouvait attendre jusque là pour nous le présenter. Je n’ai pas besoin d’insister, pour signaler l’aisance avec laquelle M. Dumas s’est débarrassé de son dénouement ; il est vrai qu’il aurait pu simplifier encore les choses, se contenter par exemple de faire tomber une cheminée sur la tête du duc, puisque le problème consistait à rendre celui-ci la victime d’un accident quelconque. Voilà une recette excellente pour les auteurs qui ne savent comment terminer une œuvre. Restent Gérard, l’ingénieur classique, qui joint à ce ridicule celui d’être un ange de pureté, un amant prêcheur et chaste,