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Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/220

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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

Donc qui est prouvé : les tableaux pris dans la vie réelle et portés sur les planches ont en eux une force dramatique assez grande pour empoigner le public.

C’est un grand pas, qu’on en soit persuadé. La comédie bien faite de Scribe reçoit là le dernier coup. Le code des ficelles et des recettes est jeté au feu. Je n’argumente plus, je constate des faits. Certes, je ne suis pas un adorateur du succès, je crois qu’on siffle de bonnes pièces et qu’on en applaudit de mauvaises. Mais, en somme, il faut considérer le succès comme le pouls même du goût public. Le goût public va à la vérité des peintures : voilà simplement ce que je constate. Maintenant que le Club et que l'Âge ingrat ont réussi, le mouvement s’accélérera, car rien n’est contagieux comme les pièces qui font de l’argent. Il y a toujours là des auteurs habiles qui s’empressent d’emprunter les formules heureuses, de flatter le public dans ses nouveaux goûts, de renchérir sur les voisins. Puissent toutes les réalités de la vie être découpées en tableaux !


II


Il y a des œuvres heureuses. Voici M. Édouard Pailleron qui fait jouer à la Comédie-Française une petite bluette en un acte, un simple proverbe à trois personnes, et il arrive qu’on fête l’Étincelle avec un enthousiasme incroyable. Le soir de la première représentation, la salle se passionne, applaudit à tout rompre et rappelle deux fois les acteurs, ce qui est rare dans la maison de Molière. Le lendemain, toute la critique se pâme, crie au chef-d’œuvre, pousse les choses jusqu’à déclarer que ce petit acte est à coup sûr l’œuvre la plus forte de l’auteur. M. Pailleron a-t-il été flatté de ce jugement ? Je m’imagine que non. Quand on a écrit des comédies de longue haleine, des œuvres plus réfléchies et plus étudiées, il est un peu cruel de se voir acclamer pour un simple jeu d’esprit, fût-il des plus réussis et des plus délicats.

Je connais ce procédé de la critique. On fouille le bagage d’un écrivain, on déterre une page aimable et l’on écrase avec cette page tout ce qu’il a produit de viril. C’est ainsi qu’on renvoie aux balbutiements de leur jeunesse ceux qui plus tard font ouvrage d’homme. Simple histoire de les nier. Mais, dans le cas présent, la critique n’a certainement pas voulu être désagréable à M. Pailleron. Il est un des auteurs dramatiques du moment les plus aimés et les plus dignes de l’être. Pourquoi donc noie-t-on son talent très réel dans ce fleuve de lait ? Telle est la question que je vais me permettre d’étudier.

Imaginez-vous une de ces jeunes veuves de général comme on en trouve dans les romans bien pensants. Le général a ceci de commode qu’on le tue aisément ; puis, il est admis qu’un général épouse une femme trop jeune, qui attend sa mort pour se remarier à un capitaine. Cela se passe dans l’armée, rien de plus distingué. Donc madame Léonie de Rénald est une veuve intéressante et distinguée ; je la soupçonne même d’être poétique, car elle s’est enfermée dans son château de Touraine, où elle vit en recluse, on ne sait trop pourquoi, promenant des tendresses inavouées au fond des taillis. C’est la châtelaine au col blanc des légendes romantiques. Et elle n’a près d’elle, par une opposition artistique, qu’une gamine de dix-huit ans, sa filleule, Toinon, la fille orpheline d’un compagnon d’armes du fameux général, que celui-ci a recueillie et confiée à sa femme. Toinon est la jeunesse bruyante et rieuse, un éclat de rire perpétuel, à côté de la gravité douce et un peu triste.

Telles sont les deux femmes. Arrive le capitaine de rigueur. Celui-ci est le neveu de défunt le général et s’appelle Raoul de Lansay, un nom trop joli. Naturellement, il a fait la cour à sa belle tante ; mais celle-ci l’a repoussé, ce qui s’explique moins. L’auteur nous laisse entendre qu’elle n’a pas voulu de lui, parce qu’il ne lui a pas paru sérieux et qu’il se permet d’être amoureux de toutes les femmes. Voilà une raison ; seulement, cette raison-là va devenir bien gênante au dénouement. Il faudrait ignorer absolument nos poncifs dramatiques pour ne pas deviner dès lors ce qui va se passer. Raoul se croira amoureux de Toinon, lui fera la cour, jusqu’à ce qu’un expédient plus ou moins ingénieux déséquilibre la situation et brusque son mariage avec Léonie. Il ne peut pas épouser Toinon ; cela n’arrive jamais, quand il y a là une veuve de général. Dès la première scène, le dénouement est donc prévu ; il s’agit uniquement de l’amener de la façon la plus agréable possible.

Eh bien, la trouvaille de M. Pailleron a été d’inventer un expédient très scénique et très ingénieux. Raoul, repoussé par sa tante, a le malheur, en outre, de trouver Toinon trop rieuse, trop enfant. Il n’a pas de chance, ce garçon ; entre la froideur mélancolique de l’une et l’insouciance pétulante de l’autre, il voudrait une femme qui flambât, dont le cœur brûlât, allumé par ce qu’il nomme l’étincelle. La tante pas plus que la filleule n’ayant l’étincelle, il imagine de se servir de celle-là pour enflammer celle-ci, rôle singulier que Léonie accepte avec une répugnance légitime. Il est, en effet, d’un bon goût douteux pour une femme de se prêter à un pareil jeu ; d’autant plus que le calcul de Raoul me paraît peu clair. On ne comprend pas très bien comment Toinon se mettra à aimer le capitaine, parce qu’elle croira avoir surpris une conversation, dans laquelle Léonie donnera au jeune homme un congé formel. Mais peu importe ; ce que l’auteur voulait, c’était mettre aux prises le capitaine et la veuve, dans une querelle fictive.

Et, dès lors, il tient sa situation. La scène est une des plus heureuses qu’on puisse voir. Voilà Raoul se fâchant pour rire, rappelant tout bas son rôle à Léonie, qui répond du bout des dents. Puis, les voilà tous les deux oubliant la comédie qu’ils jouent, se fâchant pour tout de bon, ayant une de ces belles et bonnes querelles d’amoureux, après lesquelles on tombe forcément dans les bras l’un de l’autre. Et le tour est joué, le capitaine peut épouser la veuve du général. C’est Toinon qui se sacrifie, ce qui met une petite larme du meilleur effet dans son rôle tapageur d’écervelée. D’ailleurs, elle épousera un notaire ; cela me paraît une compensation suffisante.

Certes, il y a là un jeu tout à fait galant. C'est l’éternel dépit amoureux accommodé à une