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NOS AUTEURS DRAMATIQUES

là. Il chatouille mon esprit. Ces épopées dramatiques sont d’un genre bien franc, bien défini, sans rien de bâtard. Elles s’agitent dans un monde superbe, elles évoquent les grands rêves. On doit admettre toutes les œuvres écrites dans une formule extrême.

Un dernier aveu. Je suis désarmé souvent par les qualités du style des artistes, lorsqu’ils ne pensent pas comme moi. Dans mon amour de la réalité, je ne suis pas encore allé jusqu’à tolérer le mauvais style ; c’est peut-être une faiblesse que l’on me reprochera plus tard. En Russie, où le mouvement naturaliste est si violent, on en est à mépriser la phrase, à dire que soigner le style, c’est négliger la vérité. Eh bien ! j’ai beau me fouetter, je n’en suis pas là. Ma génération a grandi en plein romantisme ; nous sommes tous restés des entortilleurs de phrases, des chercheurs de jargon poétique. Sans aller jusqu’à l’incorrection, j’ai conscience d’un style plus sobre et plus solide, débarrassé de tous ces ragoûts de couleurs, de parfums et de rayons, que le dernier des parnassiens sait aujourd’hui cuisiner à point. Mais, malgré moi, j’ai conservé des tendresses pour les jolies épithètes, les fins de période sonores, les expressions trouvées, la musique des mots, lorsqu’on les orchestre avec art.

M. de Banville est un des ouvriers stylistes les plus extraordinaires que je connaisse. Il faut relire ses Odes funambulesques. Ce sont des merveilles de difficulté vaincue ; il jongle avec les mots, il amène au bout de ses vers les rimes les plus imprévues, et d’une telle richesse, que les consonnances se prolongent comme des échos. Tout cela me touche beaucoup et m’emplit de douceur. Certes, nous ne pensons pas de même, mais nous avons des croyances communes sur la forme, et c’est là une fraternité. Il y a une franc-maçonnerie entre les artistes, qui échappe absolument aux profanes. On a beau être dans des idées diamétralement opposées, on s’entend sur les mots, et on se pardonne. Un adjectif bien placé a suffi pour se sentir et se reconnaître. On se salue en souriant, pendant que la galerie des gens à grosses plumes ne voient rien et ne comprennent rien.

Où M. de Banville est absolument aimable et touchant, c’est dans son feuilleton dramatique du National. Notez que les neuf dixièmes des pièces qu’il voit jouer lui semblent le comble de l’absurde et l’ennuient à périr. Il ne s’en montre pas moins d’une bienveillance universelle. Ce n’est pas faiblesse chez lui, car il a des ongles et même très pointus ; c’est le plus magnifique dédain que jamais critique ait montré pour ses justiciables. Tranquillement bercé dans son nuage, en compagnie des déesses, il estime que nos vaudevilles et nos drames ne valent pas un coup de pied. Tous se valent ; il n’y a point de différences appréciables entre le médiocre et le pire. Alors, il est plus commode de tout admirer. Puis, une question de bonté s’en mêle. Pourquoi faire du tort à de pauvres auteurs, qui ont le malheur de manquer de talent et qui se sont donné tant de peine pour arriver à un si fâcheux résultat ? Qui sait si une critique un peu vive n’enlèvera pas un morceau de pain de la bouche d’un malheureux ? Ce serait un remords, il vaut mieux être bon quand même.

Une seule chose passionne M. de Banville dans son feuilleton, c’est lorsqu’il a à défendre la pièce tombée d’un artiste. Il a senti un styliste, il est engagé d’honneur à le couronner, même vaincu, devant les gens qui ne savent pas écrire. Alors, il jette les fleurs à pleines mains, pour adoucir et masquer la chute ; il appelle l’Olympe à son aide, les belles déesses, les dieux puissants. Il consent à être isolé dans la presse, avec cette conviction qu’un beau vers ou une phrase bien faite donne seul une gloire immortelle.



EDMOND ET JULES DE GONCOURT


Le Théâtre complet de MM. Edmond et Jules de Goncourt ne contient que deux pièces : Henriette Maréchal et la Patrie en danger.

J’ai dit mon étonnement de ne pas voir reprendre Henriette Maréchal à la Comédie-Française. Cette pièce, qui n’a pas été écoutée et qui, par conséquent, n’est point connue, serait une haute curiosité littéraire. Songez que le vacarme, sous lequel une bande d’imbéciles l’a tuée, date déjà de quatorze ans. L’heure n’est-elle pas venue de juger l’œuvre sans passion, aujourd’hui que MM. de Goncourt sont sortis triomphants de leur longue lutte et que leur grand talent s'impose ? Tôt ou tard, la pièce sera reprise, car il y a là une question de justice ; alors, pourquoi attendre davantage ? M. Perrin et les sociétaires de la Comédie-Française s’honoreraient, en aidant tout de suite à la révision d’un procès, qui est un peu leur cause personnelle. Et mon avis est qu’Henriette Maréchal ne doit pas être reprise ailleurs qu’à la Comédie-Française. C’est là qu’on l’a assassinée, c’est là qu’elle doit revivre, sur les mêmes planches, dans des conditions identiques d’existence.

Quant à la Patrie en danger, que la Comédie-Française a refusée jadis sous le titre de Blanche de la Roche-Dragon, elle n’a été jouée nulle part, et j’en ai dit également ma grande surprise. Lorsque tant de directeurs risquent de grosses sommes sur des drames ineptes, il est vraiment stupéfiant que la seule tentative un peu sérieuse de drame historique n’ait pas trouvé un homme convaincu pour la risquer dans un théâtre quelconque. Mettons que la pièce fasse des recettes médiocres ; beaucoup de pièces en sont là, et celle-ci aurait tout au moins soulevé un vif intérêt littéraire. C’est déjà quelque chose pour un directeur que de s’honorer, en cherchant le