Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
283
LES THÉORIES

suis persuadé qu'elle ferait une création qui serait une date dans notre histoire dramatique.

Nous avons bien vu madame Sarah Bernhardt dans l’Étrangère, de M. Dumas. Mais, vraiment, son personnage de miss Clarkson, était une plaisanterie par trop romantique. Cette Vierge du mal qui parcourait la terre pour se venger des hommes, en se faisant aimer d’eux et en se régalant ensuite de leurs souffrances, est à mon sens une des imaginations les plus comiques qu’on puisse voir. L’artiste avait surtout, au troisième acte, un interminable monologue, d’une drôlerie achevée. Madame Sarah Bernhardt exécuta un tour de force en n’y étant pas ridicule. Même elle montra, dans l'Étrangère, ce qu’elle pourrait donner, le jour où elle aurait un rôle central dans une pièce moderne prise en pleine réalité sociale.

Souvent cette grave question de l'interprétation m’a préoccupé. Chaque fois qu’un auteur dramatique, ayant quelque souci de la vérité, a aujourd’hui un rôle important de femme à distribuer, je sais qu’il se trouve dans l’embarras. On finit toujours, il est vrai, par faire un choix, mais la pièce en pâtit souvent. Le public ne saurait entrer dans cette cuisine des coulisses : la pièce est médiocrement jouée, et comme justement les pièces d’analyse et de caractère ne supportent pas une interprétation médiocre, ou la siffle. C’est une œuvre enterrée. Il est vrai que nous sommes singulièrement difficiles, nous voudrions des artistes jeunes, jolies, très intelligentes, profondément originales. En un mot, nous tous qui travaillons pour l’avenir, nous demandons des comédiennes de génie.


V


Le cas de madame Sarah Bernhardt me paraît des plus intéressants et des plus caractéristiques. Je n’ai pas à prendre la défense de la grande artiste, que son talent défendra suffisamment. Mais je ne puis, résister au besoin d’étudier, à son sujet, ce fameux besoin de réclame qui affole notre époque, selon les chroniqueurs.

D’abord, posons nettement les situations. Madame Sarah Bernhardt est accusée d’être dévorée d’une fièvre de publicité. À entendre les chroniqueurs et les reporters de notre presse parisienne, elle ne dit pas une parole, ne risque pas un acte, sans en calculer à l’avance le retentissement. Non contente d’être une comédienne adorée du public, elle a cherché à se singulariser en touchant à la sculpture, à la peinture, à la littérature. Enfin, on en est venu à dire, que, tout à fait affolée par sa rage de réclame, compromettant la dignité de la Comédie Française, elle avait fini par se montrer à Londres, vêtue en homme, pour un franc.

Quant aux chroniqueurs et aux reporters qui dressent aujourd'hui ce réquisitoire, ils prennent des attitudes de moralistes affligés. Ils pleurent suc ce beau talent qui se compromet. Ils menacent la comédienne de la lassitude du public et lui font entendre que, si elle fait encore parler d’elle d’une façon désordonnée, on la sifflera. En un mot, eux qui sont les seuls coupables de tout ce bruit, ils déclarent que si le bruit continue, c’en est fait de madame Sarah Bernhardt ; et le plus comique, c’est que, précisément, ils continuent eux-mêmes le bruit.

J’ai lu avec attention les derniers articles de M. Albert Wolff, dans le Figaro. M. Albert Wolff est un écrivain de beaucoup d’esprit et de raison ; mais il s’« emballe » aisément. Quand il croit être dans la vérité, il pousse sa thèse à l’aigu ; et vous devinez ; quelle besogne, s’il est dans l’erreur. Beaucoup d’autres ont parlé comme lui de madame Sarah Bernhardt. Mais je m’adresse à lui, parce qu’il a une réelle puissance sur le public.

Voyons, de bonne foi, croit-il à cet amour enragé de madame Sarah Bernhardt pour la réclame ? Ne s’avoue-t-il pas que, si madame Sarah Bernhardt aime aujourd’hui à entendre parler d’elle, la faute en est précisément à lui et à ses confrères qui ont fait autour d’elle un tapage si énorme ? Ne voit-il pas enfin que, si notre époque est tapageuse, avide de boniments, dévorée par la publicité à outrance, cela vient moins des personnalités dont on parle que du vacarme fait autour de ces personnalités par la presse à informations. Examinons cela tranquillement, sans passion, uniquement pour trouver la vérité, en nous appuyant sur le cas de madame Sarah Bernhardt.

Qu’on se rappelle ses débuts. Ils furent assez difficiles. Le Passant, tout d’un coup, la mit en lumière. Il y a de cela une dizaine d’anuées. Dès ce jour-là, la presse s’empara d’elle, et ce fut surtout de sa maigreur dont il fut question. Je crois que cette maigreur fit alors pour sa réputation beaucoup plus que son talent. Pendant dix années, on n’a pu ouvrir un journal sans trouver une plaisanterie sur la maigreur de madame Sarah Bernhardt. Elle était surtout célèbre parce qu’elle était maigre. M. Albert Wolff pense-t-il que madame Sarah Bernhardt s’était fait maigrir pour qu’on parlât d’elle ? J’imagine qu’elle a dû être souvent blessée par ces bons mots d’un goût douteux ; ce qui exclut l’idée qu’elle payait des gens pour les publier.

Ainsi donc voilà son début dans la réclame. Elle est maigre, et les chroniqueurs, aidés des reporters, font d’elle un phénomène. qui occupe l’Europe. Plus tard, on découvre d’autres choses ; par exemple, on l’accuse d’une méchanceté diabolique ; on raconte que chez elle, elle invente des supplices atroces pour ses singes ; puis, toutes sortes de légendes se répandent, elle dort dans son cercueil, un cercueil capitonné de satin blanc ; elle a des goûts macabres et sataniques ; qui la font tomber amoureuse d’un squelette, pendu dans son alcôve. Je m’arrête, je ne puis dire ici les histoires monstrueuses qui ont circulé, et que la presse a répandues crûment ou à demi mots. De nouveau, je prie M. Albert Wolff de me dire s’il soupçonne madame Sarah Bernhardt d’avoir fait circuler ces histoires elle-même, dans le but calculé de faire parler d’elle.

Je touche ici un point délicat. En quoi les excentricités de madame Sarah Bernhardt, vraies ou non, intéressaient-elles le public ? Je suis persuadé, pour mon compte, de la fausseté parfaite de ces légendes. Mais, quand il serait vrai que madame Sarah Bernhardt rôtirait des singes et coucherait avec un squelette, qu’avons-nous à voir là-dedans, nous autres, si c’est son