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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

Au milieu du premier acte, cependant, comme j’étais de plus en plus attentif, j’ai commencé à éprouver une légère douleur aux tempes. Une consternation peu à peu m’envahissait, car je ne comprenais toujours pas, malgré mes efforts. J’avais beau ouvrir les oreilles, tendre l’esprit, répéter tout bas les mots que je saisissais, le sens m’échappait, les paroles tombaient comme des bruits qui s’envolaient, avant d’avoir formé des phrases. Maintenant, la pesanteur des tempes me gagnait le crâne et me raidissait le cou.

Alors, l’ennui est arrivé, d’abord discret, un léger bâillement dissimulé entre les doigts, une envie sourde de penser à autre chose ; puis, il s’est élargi, il est devenu immense, insondable, sans borne. Oh ! l’ennui sans espoir, l’ennui écrasant qui descend dans chaque membre, dont on sent le poids dans les mains et dans les pieds ! Et impossible d’échapper à ce lent écrasement, les personnages s’imposent ; on les hait, on voudrait les supprimer, mais leur voix est comme un flot entêté qui bat, qui entame et qui noie les têtes les plus dures ; même quand on baisse les yeux pour ne plus les voir, on les sent, on croit les avoir sur les épaules. Un malheur public, un deuil, sont moins lourds.

Ce qui me consternait surtout, c’était Séphare, le prêtre d’Isis. Pourquoi un prêtre d’Isis ? Sans doute l’auteur avait mis là-dessous le sens philosophique de son œuvre. La pièce restait tellement incompréhensible, qu’elle devait cacher quelque vérité supérieure. Les scènes se déroulaient : je songeais aux hypogées, aux pyramides, aux secrets que le Nil roule dans ses eaux boueuses. Je me sentais très bête, je tournais à l’ahurissement. Lorsqu’on s’est mis à chanter, j’ai eu l’envie ardente de me sauver, parce que tout espoir de comprendre s’en allait décidément. Mais j’étais trop engourdi ; j’appartenais à l’ennui vainqueur.

J’ai promis de tirer des enseignements de cette histoire. Le premier est que la tentative de M. Talray reste en elle-même excellente, et qu’on ne saurait trop engager les auteurs riches à l’imiter. Mais le point sur lequel je veux surtout insister est que, désormais, les gens du monde devront avoir pour les simples écrivains quelque respect ; car, si j’ai vu parfois des écrivains ressembler à des princes dans un salon, je n’ai jamais vu un homme du monde qui ne se rendît parfaitement ridicule, en écrivant un roman ou une pièce de théâtre.

Certes, je le répète, je ne veux aucune façon décourager M. Talray. La distraction qu’il a choisie est louable. Ses vers sont médiocres, mais pleins de bonne volonté. Puis, j’aurais peur d’enlever leur dernière planche de salut aux théâtres menacés de faillite. Les auteurs sont rares qui consentent â payer chèrement leurs chutes. En somme, des pièces comme Spartacus ne font de mal à personne. On sait de quelle façon on doit les prendre. M. Talray lui-même, si son échec le contrarie, peut dire à ses amis qu’il a simplement voulu tenir une gageure. Mon Dieu ! oui, il aurait parié, après un déjeuner de garçon, d’ennuyer le public, et d’ahurir la critique ; et son pari serait gagné, oh ! bien gagné !




LE DRAME


I


On nous a donné des détails touchants sur M. Paul Delair. Il aurait trente-sept ans, il serait sans fortune et aurait dû prendre sur ses nuits pour écrire Garin, le drame en vers joué à la Comédie-Française ; cette œuvre, écrite il y a huit ou neuf ans déjà, reçue à correction, puis récrite en partie et montée enfin, représenterait de longs efforts, une grande somme de courage, et serait une de ces parties décisives où un écrivain joue sa vie. Eh bien ! tous ces détails me troublent, et je n’ai jamais senti davantage combien la vérité est parfois douloureuse à dire. Heureusement, je suis peut-être le seul à pouvoir la dire, sans trop de remords, car mon autorité est fort discutée, et jusqu’à présent on a paru croire que ma franchise ne faisait de tort qu’à moi-même.

Nous sommes au commencement du treizième siècle, dans une de ces lointaines époques historiques qui justifient au théâtre toutes les erreurs et toutes les fantaisies. Herbert, baron de Sept-Saulx, un burgrave selon le poncif romantique, a auprès de lui son neveu Garin, homme farouche, et un fils bâtard, Aimery, homme tendre, qu’il a eu d’une serve. Or, un jour d’ennui, Herbert, ayant fait entrer dans son château une bande d’Égyptiens, s’éprend de la belle Aïscha, qu’il épouse séance tenante. Et voilà le crime dans la maison, Aïscha pousse Garin, qui l’adore, à tuer Herbert, dont la vieillesse l’importune sans doute. Mais, au lendemain du meurtre, le soir des noces, lorsque les deux coupables vont se pendre aux bras l’un de l’autre, le spectre du vieillard se dresse entre eux. Garin a des hallucinations vengeresses qui lui montrent chaque nuit Aïscha au cou d’Herbert assassiné. Aimery, chassé par son père, revient alors comme un justicier. Il provoque Garin, il va le tuer, lorsque celui-ci revoit la terrible vision et tremble ainsi qu’un enfant. Aïscha, qui s’est empoisonnée, avoue le crime ; Garin se tue sur son cadavre et Aimery peut ainsi épouser une sœur de l’assassin, Alix, dont je n’ai pas parlé. Voilà.

Mon Dieu ! le sujet m’importe peu. On a fait remarquer avec raison que c’était là un mélange de Macbeth, des Burgraves et d’une autre pièce encore. La seule réponse est qu’on prend son bien où on le trouve ; Corneille et Molière ont écrit leurs plus belles œuvres avec des morceaux pillés un peu partout. Mais il faut alors apporter