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Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/322

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LE NATURALISME AU THÉÂTRE

était de guetter au passage les allusions à nos défaites et à la revanche future ; et, dès qu’une allusion arrivait, la salle prenait feu, de l’orchestre au cintre. Un monsieur en habit noir, un conférencier quelconque, aurait lu le drame devant le trou du souffleur que certainement l’effet aurait été le même. Et je pensais, assourdi par ce vacarme, que nous étions tous bien naïfs de chercher des succès dans l’amour de la langue et dans l’amour du vrai. Voilà M. Paul Déroulède qui passe du coup auteur dramatique, en criant simplement, le plus fort qu’il peut : « Je suis l’armée, je suis la vertu, l’honneur, la patrie, je suis les beaux sentiments ! »

Pauvres écrivains que nous sommes, quelle leçon ! Je sais des poètes, qui depuis vingt ans, étudient l’art délicat de forger le vers français. Ceux-là ont à peine des succès d’estime. Je sais des auteurs dramatiques qui se mangent le cerveau pour trouver une nouvelle formule, pour élargir la scène française. Ceux-là sont bafoués, et on les jette au ruisseau. Les maladroits ! Pourquoi ne battent-ils pas du tambour et ne jouent-ils pas du clairon ? C’est si facile !

La recette est connue. On sait à l’avance que tel beau sentiment doit provoquer telle quantité de bravos. On peut même doser le succès qu’on désire. Les modestes mettent le mot « patrie » cinq ou six fois ; cela fait cinq ou six salves de bravos. Les vaniteux, ceux qui rêvent l’écroulement de la salle, prodiguent le mot « patrie », à la fin de toutes les tirades ; alors, c’est un feu roulant, on est obligé de payer la claque double. Vraiment, la méthode est trop commode ! Dans ces conditions, on se commande un succès, comme on se commande un habit. Cela rappelle les ténors qui n’ont pas de voix, et qui laissent aux cuivres de l’orchestre le soin d’enlever les hautes notes. La littérature n’est plus que pour bien peu de chose dans tout ceci.

J’arrive à l’Hetman. Voici, en quelques lignes, le sujet du drame. Un roi polonais du dix-septième siècle, Ladislas IV, a soumis les Cosaques. Deux des vaincus, le vieux chef Froll-Gherasz et le jeune Stencko, sont même à la cour de ce roi, où se trouve aussi un traître, un parjure, Rogoviane. Ce dernier, qui rêve de devenir gouverneur de l’Ukraine, pousse les Cosaques à une révolte, et travaille de façon à ce que Stencko s’échappe pour être le chef des révoltés. Mais Froll-Gherasz n’approuve pas cette prise d’armes. Il accepte une mission du roi, celle de pacifier l’Ukraine, et il laisse à la cour sa fille Mikla comme otage. Stencko et Rogoviane, naturellement, aiment Mikla. Dès lors, la seule situation dramatique est celle du père et de l'amant, pris entre l’amour de la patrie et l’amour qu’ils éprouvent pour la jeune fille. Au dénouement, la patrie l’emporte, Stencko et Mikla meurent, mais les Cosaques sont victorieux.

La situation principale ne fait que se déplacer, pas davantage. D’abord, c’est Froll-Gherasz qui arrive dans un campement cosaque et qui adjure ses anciens soldats de ne pas recommencer une lutte insensée ; mais, lorsque Stencko, en apprenant que Mikla est restée comme otage, refuse le commandement et retourne à la cour de Ladislas IV pour la sauver, le vieux chef oublie sa mission, oublie sa fille, et saisit le sabre de chef suprême, par amour de la patrie en larmes. Ensuite, c’est Stencko, qui veut enlever Mikla ; là, apparaît Marutcha, une sorte de prophétesse qui conduit les Cosaques au combat et Marutcha décide les jeunes gens à se sacrifier pour leur pays. Mikla reste à la cour afin d’endormir les soupçons de Ladislas. Enfin, le quatrième acte est vide d’action, on y voit simplement Froll-Gherasz préparant la victoire par des tirades sur les devoirs du soldat. Puis, au cinquième acte, nous retombons de nouveau dans l’unique situation, Stencko a été blessé, Mikla a été sauvée de l’échafaud par Rogoviane, qui veut se faire aimer d’elle, et elle expire sur le corps de Stencko, elle tombe assassinée par le traitre, lorsque celui-ci entend arriver les Cosaques vainqueurs.

Je ne puis m’arrêter à discuter les détails, la maladresse de certaines péripéties. Le point de départ est singulièrement faible ; ce père, qui laisse sa fille en otage, devrait se connaître et ne pas jouer si aisément les jours de son enfant. On n’est pas ému le moins du monde de la douleur de Froll-Gherasz, parce qu’en somme il a voulu cette douleur. Agamemnon sacrifiant Iphigénie est beaucoup plus grand. Mais ce qui me frappe surtout, c’est le cercle dans lequel tourne la pièce. Comme je l’ai dit en commençant, l’Hetman a eu du succès, en dehors de toutes les règles. Il ne devait pas avoir de succès, puisque les critiques enseignent qu’une pièce ne peut réussir sans action, sans situations variées et combinées. Les cinq actes se répètent, et pourtant les bravos n’ont pas cessé une minute. Voilà un fait troublant pour les magisters du feuilleton. La seule explication raisonnable est que le succès de l’Hetman n’est pas un succès littéraire, mais un succès militaire, ce qu’il ne faut pas confondre. Qu’un jeune acteur ait la naïveté de s’autoriser de l’exemple, d’écrire un drame où l’action ne marchera pas, où des actes entiers ne seront qu’une composition de rhétoricien sur un sujet quelconque ; qu’il fasse cela, sans y mettre les fameux beaux sentiments, et nous verrons s’il ne remporte pas un échec honteux.

Quelques observations de détails sur les personnages, avant de finir. Le roi Ladislas est stupéfiant. J’ignore si l’artiste qui joue le rôle est le seul coupable, mais on dirait vraiment un roi de féerie ; on s’attend à chaque instant à voir son nez s’allonger brusquement, sous le coup de baguette de quelque méchante fée. Quant à la Marutcha, elle a trouvé une merveilleuse interprète dans madame Marie Laurent. Mais quel personnage rococo ! combien peu elle tient à l’action, et comme chacune de ses tirades est attendue à l’avance ! J’entendais une dame dire près de moi, en parlant de tous ces héros : « Ils crient trop fort. » Le mot est juste et contient la critique de la pièce. Personne ne parle dans ce drame, tout le monde y crie. On sort les oreilles cassées, et le fiacre qui vous emporte semble continuer les cahots des tirades, sur le pavé de Paris. Toute la nuit, Stencko a hurlé ses beaux sentiment à mes oreilles, tandis que le vieux Froll-Ghorasz psalmodiait les siens d’une voix de basse. Le drame de M. Paul Déroulède est comme un corps d’armée qui défilerait dans ma rue. Je ferme ma fenêtre, agacé par le vacarme,