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Page:Zola - Théâtre, 1906.djvu/343

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LES EXEMPLES

succès, on ne m’a pas paru les goûter à leur haut mérite. Ils sont de beaucoup supérieurs au canevas qu’on leur a fourni. Lorsqu’ils étaient livrés à eux-mêmes, aux Folies-Bergère, ils trouvaient des scènes d’une autre profondeur et qui vous faisaient passer à fleur de peau le petit frisson froid de la vérité. En un mot, leur pantomime a un au-delà troublant, cet au-delà de Molière qui met de la peur dans le rire du public. Rien n’est plus formidable, à mon avis, que la gaieté des Hanlon, s’ébattant au milieu des membres cassés et des poitrines trouées, triomphant dans l'apothéose du vice et du crime, devant la morale ahurie. Au fond, c’est la négation de tout, c’est le néant humain.

Je ne parlerai pas donc de la pièce, qui est l’œuvre de deux auteurs spirituels. Eux-mêmes se sont effacés. Mon seul but, en analysant les principales scènes des Hanlon, est de montrer de quelle observation cruelle, de quelle rage d’analyse, ces mimes de génie tirent le rire. Il leur fallait d’autant plus de souplesse que la situation, pour eux, reste la même depuis le commencement jusqu’à la fin de la pièce. Ils n’ont pas trouvé là un drame avec ses péripéties ; leur action se borne à être des farceurs, qui interviennent toujours dans les mêmes conditions. Défaut grave du scénario, monotonie qu’ils ne sont parvenus à dissimuler que par des prodiges de nuances. Ils ont mis partout des dessous, lorsqu’il n’y en avait pas. Leurs merveilles d’exécution ont sauvé la pauvreté du thème.

Voyez leur première entrée en scène. Ils arrivent sur l’impériale d’une vieille diligence qui, tout d’un coup, verse au fond du théâtre. La dégringolade est effroyable, au milieu des vitres cassées, des cris et des jurons. Pour sûr, il y a des poitrines ouvertes, des têtes aplaties ; et le public éclate d’un fou rire. Aimable public ! et comme les Hanlon savent bien ce qu’il faut à notre gaieté ! D’ailleurs, par un prodige d’adresse, ils se retrouvent tous devant la rampe, rangés en une ligne correcte, sur leur derrière. L’adresse, l’escamotage des conséquences de l’accident, redouble ici la gaieté des spectateurs. Dans les accidents réels, on rit d’abord, puis on s’apitoie ; les Hanlon ont parfaitement compris qu’il ne fallait pas laisser à l’apitoiement le temps de se produire. De là le gros effet comique.

j’avoue, au second acte, n’aimer que médiocrement le truc du sleeping-car. Règle générale, toutes les fois qu’on fait du bruit à l’avance autour d’un truc qui doit passionner Paris, il est presque certain que le truc ratera. Le public arrive monté, croyant à une illusion absolue, et lorsqu’il voit les ficelles, comme dans le cas de ce sleeping-car, l’illusion ne se produit plus du tout, parce qu’on l’a rendu exigeant. La vérité est que la manœuvre du truc, dont on a tant parlé, est beaucoup trop lente. L’explosion a lieu, le wagon s’entr’ouvre, les deux moitiés se relèvent à droite et à gauche, tandis que les personnages, qui devraient être lancés en l’air, gagnent tranquillement des arbres, sur lesquels ils se perchent ; le tout à grand renfort de cordages, comme dans les joujoux d’enfant. Je sais bien qu’on ne peut nous offrir un véritable accident. Mais, en cette matière, toutes les fois que l’illusion est impossible, le truc doit être abandonné. Les Hanlon ne trouvent donc dans cet acte qu’à exercer leur adresse et leur audace de gymnastes. C’est très gros comme gaieté. Rien par dessous.

Je préfère de beaucoup le troisième acte. L’entrée en scène est encore des plus étonnantes. Les Hanlon tombent du plafond, au beau milieu d’une table d’hôte, à l’heure du déjeuner. Vous voyez l’effarement des voyageurs. Ici, il y a un de ces coups de folie qui traversent les pantomimes, ces coups de folie épidémiques dont on rit si fort, avec de sourdes inquiétudes pour sa propre raison. Les Hanlon prennent les plats, les bouteilles, et se mettent à jongler avec une furie croissante, si endiablée, que peu à peu les convives, entraînés, enragés, les imitent, de façon que la scène se termine dans une démence générale. N’est-ce pas le souffle qui passe parfois sur les foules et les détraque ? L’humanité finit souvent par jongler ainsi avec les soupières et les saladiers. On est pris par le fou rire, on ne sait si l’on ne se réveillera pas dans un cabanon de Bicêtre. Ce sont là les gaietés des Hanlon.

Et que dire de la scène du gendarme, qui vient ensuite ? Un gendarme se présente pour arrêter les coupables. Dès lors, c’est le gendarme qui va être bafoué. Il est l’autorité, on le bernera, on passera entre ses jambes pour le faire tomber, on lui causera des peurs atroces en s’élançant brusquement d’une malle, on l’enfermera dans cette malle, on le rendra si piteux, si ridicule, si bêtement comique, que la foule enthousiaste applaudira à chacune de ses mésaventures. C’est la scène qui a même produit le plus d’effet. Personne n’a songé qu’on insultait notre armée. Pourtant, rien de plus révolutionnaire. Cela flatte le criminel qu’il y a au fond des plus honnêtes d’entre nous. Cela nous gratte dans notre besoin de revanche contre l’autorité, dans notre admiration pour l’adresse, pour le coquin adroit qui triomphe de l’honnête homme trop lourd, que ses bottes embarrassent.

Je signalerai, dans le genre fin, la scène de l’ivresse, que le public a trouvée trop longue, parce que les délicatesses de cette analyse savante lui ont échappé. Elle est pourtant tout à fait supérieure, comme observation et comme exécution. Les grands comédiens ne rendent pas d’une façon plus détaillée, et nous pouvons prendre là une leçon d’analyse, nous autres romanciers. Rien n’est plus juste ni plus complet que ces tâtonnements de deux ivrognes engourdis par le vin, qui, voulant avoir de la lumière, perdent successivement les allumettes, la bougie, le chandelier, sans jamais retrouver qu’un des objets à la fois. C’est toute une psychologie de l’ivresse.

En somme, je le répète, le succès a été très vif. On a beaucoup applaudi les Hanlon. Je ne fais pas ici une étude complète de ces grands artistes, car il faudrait dégager leur originalité, bien montrer ce qu’ils ont apporté de personnel, en dehors de leurs sauts de gymnastes et de leurs jeux de mimes. Ce qu’ils mettent dans tout, c’est une perfection d’exécution incroyable. Leurs scènes sont réglées à la seconde. Ils passent comme des tourbillons, avec des claquements de soufflets qui semblent les tic-tac mêmes du mécanisme de leurs exercices. Ils ont la finesse et la force. C’est là ce qui les caractérise. Sous le masque enfariné de Pierrot, ils détaillent