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THÉÂTRE

que son ami l’avait chargé de garder. Et, tout de suite, les trois actes s’indiquèrent : premier acte, le mari confie sa femme à son ami ; second acte, l’ami est poussé à abuser de ce dépôt sacré ; troisième acte, le mari revient et demande des comptes à l’ami coupable.

C’est ainsi qu’est né le Bouton de rose. Il est aisé de suivre dès lors la construction de la pièce. J’ai cru, pour rendre le sujet plus net, qu’il était bon de prendre ma Valentine au soir même de ses noces, avant que son mari, l’hôtelier Brochard, eût pénétré dans la chambre nuptiale. J’ai cru encore que Valentine devait jouer une simple comédie, passer souriante et fine au milieu de l’intrigue, sans y laisser un seul fil de sa robe blanche. Elle veut uniquement donner une leçon à son mari et à son gardien, en leur faisant une belle peur. La farce achevée, ils sauront qu’on ne garde pas les femmes, que les femmes se gardent toutes seules. C’était moral.

Pourtant, je n’avais pas tout. Mon Ribalier, l'associé de Brochard, le gardien de Valentine, devait croire qu’il avait abusé du fameux dépôt, si je voulais le montrer, au troisième acte, plein de remords et de terreur devant le mari. Là était la difficulté. C’est alors que j'ai inventé le couple Chamorin. une femme de vertu légère, un mari trompé qui tâche de surprendre sa femme en flagrant délit, qui lui fournit même des occasions, pour plaider et obtenir une séparation de corps. Tous deux logent à l’hôtel du Grand-Cerf, dont Ribalier et Brochard sont les propriétaires. Ribalier a trouvé madame Chamorin très tendre, puis il a rompu avec elle. Et c’est madame Chamorin qui prendra la place de Valentine, la nuit, dans une chambre noire ; c’est Chamorin qui viendra pour pincer sa femme, et devant lequel Ribalier luira, en croyant reconnaître Brochard. Dès lors, j’avais mon troisième acte tout prêt : la terreur de Ribalier, l’ahurissement de Brochard ne comprenant rien à ce qu’on lui dit, les malices impitoyables de Valentine allant jusqu’au bout, enfin, comme explication finale, une poignée de main silencieuse de Chamorin à Ribalier, à l’homme qu’il veut remercier de son dévouement.

Restait à savoir comment j’arriverais à compromettre Valentine aux yeux de Ribalier. C’est ce que j’ai cherché et décidé en dernier lieu. Il fallait que Ribalier, après avoir résisté aux provocations ingénues de Valentine, pût croire tout d’un coup qu’il venait d’être joué par une rouée. L’innocente devait se changer en une dessalée qui avait jeté son bonnet par-dessus tous les moulins du pays. Et je voulais en arriver à ce cri de Ribalier : « Comment ! tout le monde ? mais moi aussi alors ! Tant pis pour Brochard ! » La scène de séduction se retournait, et c’était lui qui attaquait.

L’idée d’une caserne me vint aussitôt. Il me fallait une assemblée d’hommes. J’aurais pu choisir un couvent ; mais je crois que la censure se serait fâchée. J’ai donc imaginé que Valentine, fille d’un militaire, élevée par une tante qui tient une pension d’officieirs, s’entend avec des officiers qui l’ont connue enfant et qu’elle retrouve, pour faire croire à son gardien que tout un régiment l’a courtisée. Ribalier, stupéfait d’abord, se fâche ensuite, puis finit, sous le coup de quelques verres de Champagne, par vouloir prendre sa part. Je croyais curieuse cette succession rapide de sentiments.

Telle est l’histoire du Bouton de rose. J’ai pensé qu’il était bon de raconter comment j’ai été amené à faire cette pièce, et de quelle façon les idées sur lesquelles elle repose se sont présentées à moi. Cela peut intéresser les jeunes gens qui veulent écrire pour le théâtre. D’autre part, je suis bien aise de me prouver à moi-même que je ne suis pas encore complètement imbécile et dévergondé, comme la critique le déclare. Il y aurait une autre histoire extrêmement instructive à raconter, la réception de la pièce au Palais-Royal, les hésitations successives des directeurs et de l’auteur, puis la griserie finale des répétitions, la confiance absolue au succès de l’œuvre. Je ne voulais pas signer le Bouton de rose, c’était là une chose convenue, le pseudonyme était même choisi ; et si j’ai fait jeter mon nom aux sifflets, c’est qu’il m’aurait semblé lâche de me cacher dans la défaite ? Qu’importe au public la cuisine des coulisses ? Qu’une comédie réussisse, qu’une comédie tombe, l’auteur seul est responsable. Et j’accepte hautement toutes les responsabilités.

Il s’est passé en moi un singulier phénomène, au sujet du Bouton de rose. Je n’avais pas pour la pièce une affection paternelle désordonnée. J’estimais qu’elle était bien faite, que certaines situations avaient de la drôlerie et de l’originalité. .Mon espoir était que le public de la première représentation comprendrait qu’une pareille farce avait été, pour moi. une simple récréation, prise entre deux travaux d’importance. Et il arrive que le Bouton de rose m’est devenu cher aujourd’hui, tant on s’est montré pour lui d’une brutalité odieuse. Les foules sont féroces. Méritait-il ce déchainement de fureur ? Comment veut-on que j’en aperçoive les défauts, si on me le met en miettes ? Voilà la pièce élargie et grandie. J’entends à présent que le procès-verbal de la soirée du 6 mai accompagne la pièce et dure autant qu’elle dans mes œuvres. Plus tard, il y aura appel. Les procès littéraires sont toujours susceptibles de cassation.