Page:Zola - Thérèse Raquin, Lacroix, 1868.djvu/251

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répéter : « Nous avons tué Camille, » après avoir posé sur ses lèvres un bâillon qui étouffait ses sanglots. L’épouvante, l’angoisse couraient furieusement dans son corps sans trouver une issue. Elle faisait des efforts surhumains pour soulever le poids qui l’écrasait, pour dégager sa gorge et donner ainsi passage au flot de son désespoir. Et vainement elle tendait ses dernières énergies ; elle sentait sa langue froide contre son palais, elle ne pouvait s’arracher de la mort. Une impuissance de cadavre la tenait rigide. Ses sensations ressemblaient à celles d’un homme tombé en léthargie qu’on enterrerait et qui, bâillonné par les liens de sa chair, entendrait sur sa tête le bruit sourd des pelletées de sable.

Le ravage qui se fit dans son cœur fut plus terrible encore. Elle sentit en elle un écroulement qui la brisa. Sa vie entière était désolée, toutes ses tendresses, toutes ses bontés, tous ses dévouements venaient d’être brutalement renversés et foulés aux pieds. Elle avait mené une vie d’affection et de douceur, et, à ses heures dernières, lorsqu’elle allait emporter dans la tombe la croyance aux bonheurs calmes de l’existence, une voix lui criait que tout est mensonge et que tout est crime. Le voile qui se déchirait lui montrait, au-delà des amours et des amitiés qu’elle avait cru voir, un spectacle effroyable de sang et de honte. Elle eût injurié Dieu, si elle avait pu crier un blasphème. Dieu l’avait trompée pendant plus de soixante ans, en la traitant en petite fille douce et bonne, en amusant ses yeux