Page:Zola - Travail.djvu/115

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et le libre examen feraient brèche. Il acceptait d’ailleurs les invitations à la Guerdache sans illusions sur les vertus de la bourgeoisie, et il y déjeunait ou y dînait en quelque sorte par devoir, afin de cacher sous le manteau de la religion les plaies qu’il savait là.

Luc fut ravi de la gaieté claire, du grand luxe aimable de la salle à manger, une vaste pièce occupant tout un angle du rez-de-chaussée, et dont les hautes fenêtres donnaient sur les pelouses et sur les arbres du parc. On aurait dit que ces verdures entraient, que la pièce, de style Louis XVI, avec ses boiseries gris perle, ses tentures d’un vert d’eau très doux, devenait la salle des festins rêvée, dans une idéale féerie champêtre. Et la richesse de la table, la blancheur des linges, l’éclat de l’argenterie et des cristaux, les fleurs dont le couvert était jonché, achevaient la fête des yeux, dans ce merveilleux cadre de lumière et de parfum. La sensation fut si vive, que, brusquement, toute sa soirée de la veille s’évoqua en lui, le peuple affamé et noir dont le troupeau piétinait dans la boue de la rue de Brias, les puddleurs et les arracheurs qui se cuisaient la chair aux flammes infernales des fours, le pauvre logis des Bonnaire surtout, avec la triste Josine assise sur une marche de l’escalier, sauvée de la faim pour un soir, grâce au pain volé par son petit frère. Que de misère injuste, et de quel travail maudit, de quelle exécrable souffrance était fait le luxe des oisifs et des heureux !

À la table, de quinze couverts, Luc se trouva placé entre Fernande et Delaveau. Contre l’usage, Boisgelin, qui avait Mme  Mazelle à sa droite, venait de prendre Fernande à sa gauche. Il aurait dû donner cette place à Mme  Gourier ; mais, dans les maisons amies, il était entendu qu’on plaçait toujours Léonore près de son ami, le sous-préfet Châtelard. Celui-ci occupait naturellement la place d’honneur, à la droite de Suzanne, qui avait à sa