Page:Zola - Travail.djvu/174

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apportait l’au-delà, le rêve délicieux de demain, dans la rudesse de son désert.

Demain, demain ! n’était-ce pas demain qui se levait dans les grands yeux bleus de Ma-Bleue, lorsqu’elle songeait sur le seuil de son trou de rochers, les regards perdus au loin ? Le père et le frère veillaient là-haut, et elle s’échappait parmi les pentes escarpées, et demain était pour elle ce grand garçon tendre, ce fils de bourgeois qui lui parlait gentiment, comme à une dame, en lui jurant de l’aimer toujours. Luc, saisi, eut d’abord un serrement de cœur, à l’idée de la douleur du père, s’il apprenait l’aventure. Puis, son cœur se noya de tendresse, un souffle caressant d’espoir lui vint de ce libre amour si doux : n’était-ce pas le demain plus heureux que préparaient ces enfants sortis de toutes les classes, et jouant entre eux, et se baisant, et enfantant la juste Cité future ?

En bas, dans le parc, lorsque Luc prit congé de Jordan, ils causèrent encore.

« Vous n’avez pas eu froid, au moins ? Votre sœur ne me pardonnerait jamais.

— Non, non, je me sens très bien… Et je rentre me coucher content, car ma résolution est formelle, je vais me débarrasser d’une exploitation qui ne m’intéresse pas et qui est pour moi un telle source d’ennuis. »

Un instant, Luc garda le silence, brusquement repris de malaise, comme si une telle décision l’eût consterné. Et, en quittant son ami, dans une dernière poignée de main :

« Attendez donc, laissez-moi la journée pour réfléchir, et demain soir nous recauserons, vous vous déciderez. »

Luc ne se coucha pas tout de suite. Il occupait, dans le pavé autrefois bâti pour le grand-père maternel de Jordan, le docteur Michon la vaste chambre où celui-ci avait vécu les dernières années de sa vie, au milieu de ses livres ;