Page:Zola - Travail.djvu/582

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marcher encore, je me suis pour sûr trompé de chemin.  »

Il faisait un effort pour se lever du banc, en ramassant son bâton et sa besace, lorsque ses regards se posèrent enfin sur le vieillard, à l’obligeance si amicale. Jusque-là, il s’était comme replié, regardant en un rêve, se parlant à demi-voix. Puis, tout d’un coup, au premier coup d’œil jeté sur Bonnaire, il devint muet, il parut frémir, dans sa hâte à s’éloigner. L’avait-il donc reconnu, lui qui ne reconnaissait pas la ville  ? Et celui-ci fut si remué de la soudaine flamme, flambant sur ce visage méconnaissable, embroussaillé de poils, qu’il l’examina avec plus d’attention. Où avait-il donc vu ces yeux clairs, incendiés par moments de sauvage violence  ? Brusquement, le souvenir s’éveilla, il frémit à son tour, tandis que tout le passé revivait dans le cri qui jaillissait de ses lèvres  :

«  Ragu  !   »

Depuis cinquante ans, on le croyait mort. Le corps mutilé, broyé, trouvé au fond d’un gouffre des monts Bleuses, le lendemain de sa fuite, après son crime, n’était donc pas le sien  ? Il vivait, il vivait, grand Dieu  ! il reparaissait, et cette résurrection extraordinaire, ce mort sortant du tombeau après tant d’événements, apportait avec lui la sourde angoisse de ce qui s’était passé hier et de ce qui se passerait demain.

«  Ragu, Ragu, c’est toi  !   »

Il avait de nouveau son bâton à la main, sa besace sur l’épaule. Mais, du moment qu’il était reconnu, pourquoi serait-il reparti  ? Il ne pouvait s’être trompé de route.

«  C’est moi, bien sûr, mon vieux Bonnaire, et puisque tu vis toujours, toi mon aîné de dix ans, je puis bien vivre aussi, ah  ! très endommagé, à peine complet, c’est vrai  !   »