Page:Zola - Travail.djvu/648

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avec ses futaies, ses allées, ses pelouses, tombaient à la paix délicieuse du soir.

Alors, sur un signe de Sœurette, les deux hommes soulevèrent le fauteuil de Jordan, l’emportèrent, d’une marche douce et lente. Luc, immobile dans le sien, avait demandé d’un geste qu’on le laissât sous l’arbre, un instant encore. Et il regardait son ami qui s’en allait là-bas, au fond de la grande allée, toute droite. L’allée était longue, le fauteuil peu à peu se rapetissait. Il y eut un moment où, Jordan s’étant retourné, un dernier regard, un rire à demi perdu fut échangé. C’était fini, Luc vit le fauteuil se perdre, disparaître, pendant que le parc entier s’endormait, envahi par l’ombre croissante. En rentrant dans son laboratoire, Jordan se coucha, si chétif, si débile en son grand âge, comme réduit à la taille d’un enfant, et, ainsi qu’il l’avait dit, son œuvre étant faite, sa journée finie, il laissa la mort enfin le prendre, il mourut le lendemain, très paisible, très souriant, entre les bras de Sœurette.

Luc devait vivre cinq années encore, dans le fauteuil qu’il ne quittait guère plus, placé près de la fenêtre de sa chambre, et d’où il voyait sa ville s’achever et grandir chaque jour davantage. Une semaine après la mort de Jordan, Sœurette était venue rejoindre Josine et Suzanne auprès de Luc, et elles se trouvaient trois désormais à l’entourer de leur tendresse et de leurs soins. Alors, ce fut pour lui la moisson superbe et débordante de tout l’amour qu’il avait semé, un ensemencement à pleines mains de toutes les terres, autour de lui, et dont les récoltes aujourd’hui s’élargissaient sous le soleil, avec une extraordinaire abondance.

Pendant ses longues heures de contemplation heureuse, devant sa ville prospère, Luc souvent revivait le passé. Et il revoyait d’où il était parti, de la lecture si lointaine déjà d’un petit livre bien modeste, où était résumée la