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Page:Zola - Travail.djvu/82

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jambes, il ne marchait plus qu’avec peine. Et, n’étant même pas dans les conditions voulues pour obtenir la pension dérisoire de trois cents francs par an que les nouveaux ouvriers toucheraient plus tard, il serait mort de faim sur le pavé, comme une vieille bête de somme abattue, si la Toupe, sa fille, n’avait bien voulu le recueillir, sur le conseil de Bonnaire, ce qu’elle lui faisait payer d’ailleurs en reproches continuels et en privations de toutes sortes.

« Ah ! oui, répéta-t-il lentement, je les ai connus, les Qurignon !…

Il y a eu M. Michel, mort aujourd’hui, qui avait cinq ans de plus que moi. Et il y a encore M. Jérôme, sous lequel je suis entré à l’usine, à dix-huit ans, lorsqu’il en avait déjà quarante-cinq, ce qui ne l’empêche pas de vivre toujours… Mais, avant M. Jérôme, il y a eu M. Blaise, le fondateur, celui qui est venu s’installer à l’Abîme avec ses deux martinets, voilà près de quatre-vingts ans. Celui-là je ne l’ai pas connu, moi. C’est mon père, Jean Ragu, et c’est mon grand-père, Pierre Ragu, qui ont travaillé avec lui, et on peut même dire que Pierre Ragu était son camarade, puisqu’ils étaient ouvriers étireurs tous les deux, sans un sou en poche, lorsqu’ils se sont mis à la besogne ensemble, dans la gorge des monts Bleuses : alors déserte, sur ce bord de la Mionne, où se trouvait une chute d’eau… Les Qurignon ont fait une grosse fortune, et me voici moi, Jacques Ragu, toujours sans un sou, avec mes mauvaises jambes, et voilà mon fils, Auguste Ragu, qui ne sera pas plus riche que moi, parés trente années de travail, sans parler de ma fille ni de ses enfants, tous menacés de crever de faim comme les Ragu en crèvent depuis cent ans bientôt ! »

Il disait ces choses sans colère, de son air résigné de vieille bête fourbue. Un instant, il regarda sa pipe, surpris de n’en plus tirer de fumée. Puis, voyant que Luc l’écoutait