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Page:Zola - Travail.djvu/84

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— Et moi aussi ! et moi aussi ! appuya Bourron, extasié. Je retiens ma place. »

D’un geste désabusé, le père Lunot les fit taire, pour dire encore :

« Laissez donc, c’est quand on est jeune qu’on espère ça. On a la tête pleine de folies, on s’imagine qu’on va changer le monde. Et puis, le monde continue, on est balayé avec les autres… Moi, je n’en veux à personne. Des fois, lorsque je peux me traîner dehors, il m’arrive de rencontrer M. Jérôme, dans sa petite voiture, que pousse un domestique. Je le salue, parce que ça se doit, à un homme qui vous a fait travailler et qui est si riche. Je crois qu’il ne me reconnaît pas, car il se contente de me regarder, de ses yeux qu’on dirait pleins d’eau claire… Les Qurignon ont gagné le gros lot, ça vaut bien qu’on les respecte, il n’y a plus de bon Dieu possible, si l’on tape sur ceux qui ont l’argent. »

Alors, Ragu raconta que, le soir même, à la sortie de l’usine, Bourron et lui avaient vu passer M. Jérôme, dans sa petite voiture. On le saluait, c’était en effet naturel. Comment agir autrement, sans être impoli ? Mais, tout de même, un Ragu à pied, dans la boue, le ventre vide, saluant un Qurignon, cossu, le ventre enveloppé d’une couverture, qu’un domestique promenait comme un bébé trop gras, c’était enrageant, ça donnait des idées de flanquer ses outils à l’eau et de forcer les riches à partager, pour ne plus rien faire à son tour.

« Ne plus rien faire, non, non ! ce serait la mort, reprit Bonnaire. Tout le monde doit travailler, et ce sera le bonheur conquis, l’injuste misère vaincue enfin… Ces Qurignon, il ne faut pas les envier. Quand on nous les donne en exemple, en nous disant : « Vous voyez bien qu’un ouvrier peut arriver à une grosse fortune, avec de l’intelligence, du travail et de l’économie », ça m’irrite, un peu,