la province, comme voyageur de commerce. Mais la mort s’abattit sur eux : l’aîné partit le premier dans un tragique accident, une chute au fond d’une cave ; l’autre, six mois plus tard, fut foudroyé par une congestion pulmonaire, à l’autre bout de la France. Les deux femmes restèrent veuves, l’une avec son humble boutique, l’autre avec une vingtaine de mille francs, les premières économies de la fortune espérée. Et ce fut Mme Édouard, une femme de décision et d’adroites idées politiques, qui eut l’idée de décider sa belle-sœur, Mme Alexandre, à s’associer, à venir mettre ses vingt mille francs dans le commerce de papeterie, ce qui permettrait d’y joindre la vente des livres classiques et des fournitures scolaires. Chacune avait un enfant, un garçon, et depuis lors, les dames Milhomme, comme on les nommait, Mme Édouard avec son petit Victor, et Mme Alexandre avec son petit Sébastien, faisaient ménage ensemble, vivaient dans une étroite communauté d’intérêts, malgré l’opposition radicale de leur nature.
Mme Édouard pratiquait, non pas qu’elle fût d’une foi solide, mais les nécessités de son commerce avant tout, elle avait une clientèle pieuse qu’elle ne pouvait mécontenter. Au contraire, Mme Alexandre, libérée par son mariage avec un gros garçon, bon vivant et athée, avait déserté l’église, refusant d’y remettre les pieds. Et ce fut encore Mme Édouard, la forte tête, la diplomate, qui tira le parti le plus ingénieux de cette divergence. Leur clientèle s’était élargie, leur boutique, heureusement placée entre l’école des frères et l’école laïque, se trouvait comme à cheval, avec ses fournitures classiques, convenant aux deux, les livres, les tableaux, les images, sans parler des cahiers, des plumes et des crayons. Aussi décidèrent-elles que chacune garderait sa façon de penser et d’agir, l’une avec les curés, l’autre avec les libres penseurs, de manière à satisfaire les deux