Page:Zola - Vérité.djvu/97

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grande pitié serrait le cœur, devant ces deux vieilles gens, si las et si pauvres, toujours tremblants qu’on ne vînt leur retirer de la bouche le pain si chèrement payé.

Mais, chez les Lehmann, Marc fit la connaissance de David, le frère de Simon. Il venait d’accourir, appelé par dépêche, dès le soir de l’arrestation. L’aîné de trois ans, il était plus grand, plus fort que son frère, avec une face pleine, au ferme dessin, aux yeux clairs et énergiques. Après la mort de leur père, le petit horloger de Beaumont ruiné par un procès, et pendant que son cadet Simon entrait à l’École normale, David s’était engagé, avait servi douze ans. Puis, lieutenant déjà, au moment de passer capitaine, après des luttes, des amertumes sans nombre, il avait donné sa démission, ne trouvant plus le courage de résister aux avanies que sa qualité de juif lui attirait de la part de ses camarades et de ses chefs. Il y avait cinq ans de cela, Simon allait épouser Rachel Lehmann, dans un coup de passion pour sa beauté, et David, resté garçon, homme d’initiative et d’énergie, s’était avisé d’une entreprise, d’une exploitation à laquelle personne ne songeait, de vastes carrières de sable et de cailloux, jusque-là inutilisées. Elles se trouvaient sur le domaine de la Désirade, qui appartenait encore au banquier milliardaire, le baron Nathan, lequel voulut bien passer, à bas prix, un bail de trente années, avec un coreligionnaire, dont l’activité, le net esprit travailleur le séduisirent. Et c’était ainsi que David était en train de réaliser une fortune, ayant déjà gagné une centaine de mille francs en trois années, se trouvant à la tête d’une grosse affaire qui lui prenait toutes ses heures.

Cependant, il n’hésita pas, lâcha tout, confia l’entreprise à un contremaître en qui il avait confiance. Et, dès sa première conversation avec Marc, sa conviction de l’innocence de son frère fut absolue. Il n’en avait d’ailleurs pas douté un instant, devant l’impossibilité matérielle d’un tel