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ne vaut pas seulement pour son peuple et pour son temps, mais pour tous les temps et pour tous les peuples. L’art et la science ne connaissent dans leurs plus hautes créations aucun hier, tout reste présent et appartient à tous les hommes comme leur bien commun. Et, — miracle magnifique —, au moment même où l’humanité prend fièrement conscience de son passé, elle découvre aussi son avenir ; les premiers navires abordent en Amérique et touchent ici même vos rivages, — d’un coup le monde est devenu vaste — quant à l’espace, quant au temps, quant à l’esprit. Il s’est découvert de nouvelles dimensions comme notre génération l’a fait par la conquête de l’air. Vous comprenez combien la découverte de cet agencement de l’unité du monde, de cette vastité, de cette beauté du cosmos devait rendre heureux nos aïeux et l’un d’eux, Ulrich von Hutten, exprime le sentiment de toute cette époque dans ce cri de triomphe : «C’est un plaisir de vivre aujourd’hui » : le pape comme souverain de la chrétienté unie, Charles Quint comme empereur des deux mondes, de nouveau l’unité morale du genre humain semble sur le point d’être réalisée. C’est une des heures impérissables de notre histoire commune.

Mais, hélas ! elle non plus ne dure pas longtemps, car cela semble bien la malédiction de notre humanité : toujours, elle détruit elle-même les plus beaux moments de son existence.

La Réforme, avec Luther et Calvin, brise l’unité de la chrétienté, l’Europe est déchirée en deux moitiés, le monde protestant et le monde catholique et, plus terrible que jamais, sévit une discorde plus meurtrière que jamais, une guerre fratricide. La flamme de l’optimisme qui avait illuminé alors notre monde est mise sous le boisseau pour des siècles et menacée d’être éteinte pour toujours par l’ouragan de la guerre. Mais, même dans cette effroyable tempête de haine, elle ne fera que s’amoindrir, elle ne s’éteindra pas complètement et c’est précisément le sens et la thèse de ma conférence : vous montrer que jamais, même dans les heures les plus sombres, la foi en une entente possible entre les hommes ne s’éteint jamais complètement.