Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/217

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lui faire. Tu vis avec quelle douceur il sut essuyer mes pleurs et dissiper ma honte. Soit que je ne lui eusse rien appris, comme tu l’as assez raisonnablement conjecturé, soit qu’en effet il fût touché d’une démarche qui ne pouvait être dictée que par le repentir, non seulement il a continué de vivre avec moi comme auparavant, mais il semble avoir redoublé de soins, de confiance, d’estime, et vouloir me dédommager à force d’égards de la confusion que cet aveu m’a coûté. Ma cousine, tu connais mon cœur ; juge de l’impression qu’y fait une pareille conduite !

Sitôt que je le vis résolu à laisser venir notre ancien maître, je résolus de mon côté de prendre contre moi la meilleure précaution que je pusse employer ; ce fut de choisir mon mari même pour mon confident, de n’avoir aucun entretien particulier qui ne lui fût rapporté, et de n’écrire aucune lettre qui ne lui fût montrée. Je m’imposai même d’écrire chaque lettre comme s’il ne la devait point voir, et de la lui montrer ensuite. Tu trouveras un article dans celle-ci qui m’est venu de cette manière ; et si je n’ai pu m’empêcher, en l’écrivant, de songer qu’il le verrait, je me rends le témoignage que cela ne m’y a pas fait changer un mot : mais quand j’ai voulu lui porter ma lettre il s’est moqué de moi, et n’a pas eu la complaisance de la lire.

Je t’avoue que j’ai été un peu piquée de ce refus, comme s’il s’était défié de ma bonne foi. Ce mouvement ne lui a pas échappé : le plus franc et le plus généreux des hommes m’a bientôt rassurée. « Avouez, m’a-t-il dit, que dans cette lettre vous avez moins parlé de moi qu’à l’ordinaire. » J’en suis convenue. Etait-il séant d’en beaucoup parler pour lui montrer ce que j’en aurais dit ? « Eh bien ! a-t-il repris en souriant, j’aime mieux que vous parliez de moi davantage et ne point savoir ce que vous en direz. » Puis il a poursuivi d’un ton plus sérieux : « Le mariage est un état trop austère et trop grave pour supporter toutes les petites ouvertures de cœur qu’admet la tendre amitié. Ce dernier lien tempère quelquefois à propos l’extrême sévérité de l’autre, et il est bon qu’une femme honnête et sage puisse chercher auprès d’une fidèle amie les consolations, les lumières et les conseils qu’elle n’oserait demander à son mari sur certaines matières. Quoique vous ne disiez jamais rien entre vous dont vous n’aimassiez à m’instruire, gardez-vous de vous en faire une loi, de peur que ce devoir ne devienne une gêne, et que vos confidences n’en soient moins douces en devenant plus étendues. Croyez-moi, les épanchements de l’amitié se retiennent devant un témoin, quel qu’il soit. Il y a mille secrets que trois amis doivent savoir, et qu’ils ne peuvent se dire que deux à deux. Vous communiquez bien les mêmes choses à votre amie et à votre époux, mais non pas de la même manière ; et si vous voulez tout confondre, il arrivera que vos lettres seront écrites plus à moi qu’à elle, et que vous ne serez à votre aise ni avec l’un ni avec l’autre. C’est pour mon intérêt autant que pour le vôtre que je vous parle ainsi. Ne voyez-vous pas que vous craignez déjà la juste honte de me louer en ma présence ? Pourquoi voulez-vous nous ôter, à vous le plaisir de dire à votre amie combien votre mari vous est cher, à moi, celui de penser que dans vos plus secrets entretiens vous aimez à parler bien de lui ? Julie ! Julie ! a-t-il ajouté en me serrant la main et me regardant avec bonté, vous abaisserez-vous à des précautions si peu dignes de ce que vous êtes, et n’apprendrez-vous jamais à vous estimer votre prix ? »

Ma chère amie, j’aurais peine à dire comment s’y prend cet homme incomparable, mais je ne sais plus rougir de moi devant lui. Malgré que j’en aie, il m’élève au-dessus de moi-même, et je sens qu’à force de confiance il m’apprend à la mériter.

Lettre VIII. Réponse

Comment ! cousine, notre voyageur est arrivé, et je ne l’ai pas vu encore à mes pieds chargé des dépouilles de l’Amérique ! Ce n’est pas lui, je t’en avertis, que j’accuse de ce délai, car je sais qu’il lui dure autant qu’à moi ; mais je vois qu’il n’a pas aussi bien oublié que tu dis son ancien métier d’esclave, et je me plains moins de sa négligence que de ta tyrannie. Je te trouve aussi fort bonne de vouloir