Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/339

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m’est cher doit être couvert de ce même respect que vous me devez ; songez que vous aurez sans cesse à porter innocemment les jeux innocents d’une femme charmante ; songez aux mépris éternels que vous auriez mérités, si jamais votre cœur osait s’oublier un moment et profaner ce qu’il doit honorer à tant de titres.

Je veux que le devoir, la foi, l’ancienne amitié, vous arrêtent, que l’obstacle opposé par la vertu vous ôte un vain espoir, et qu’au moins par raison vous étouffiez des vœux inutiles ; serez-vous pour cela délivré de l’empire des sens et des pièges de l’imagination ? Forcé de nous respecter toutes deux, et d’oublier en nous notre sexe, vous le verrez dans celles qui nous servent, et en vous abaissant vous croirez vous justifier ; mais serez-vous moins coupable en effet, et la différence des rangs change-t-elle ainsi la nature des fautes ? Au contraire vous vous avilirez d’autant plus que les moyens de réussir seront moins honnêtes. Quels moyens ! Quoi ! vous !… Ah ! périsse l’homme indigne qui marchande un cœur et rend l’amour mercenaire ! C’est lui qui couvre la terre des crimes que la débauche y fait commettre. Comment ne serait pas toujours à vendre celle qui se laisse acheter une fois ? Et, dans l’opprobre où bientôt elle tombe, lequel est l’auteur de sa misère, du brutal qui la maltraite en un mauvais lieu, ou du séducteur qui l’y traîne en mettant le premier ses faveurs à prix ?

Oserai-je ajouter une considération qui vous touchera, si je ne me trompe ? Vous avez vu quels soins j’ai pris pour établir ici la règle et les bonnes mœurs ; la modestie et la paix y règnent, tout y respire le bonheur et l’innocence. Mon ami, songez à vous, à moi, à ce que nous fûmes, à ce que nous sommes, à ce que nous devons être. Faudra-t-il que je dise un jour, en regrettant mes peines perdues : « C’est de lui que vient le désordre de ma maison ? »

Disons tout, s’il est nécessaire, et sacrifions la modestie elle-même au véritable amour de la vertu. L’homme n’est pas fait pour le célibat, et il est bien difficile qu’un état si contraire à la nature n’amène pas quelque désordre public ou caché. Le moyen d’échapper toujours à l’ennemi qu’on porte sans cesse avec soi ? Voyez en d’autres pays ces téméraires qui font vœu de n’être pas hommes. Pour les punir d’avoir tenté Dieu, Dieu les abandonne ; ils se disent saints, et sont déshonnêtes ; leur feinte continence n’est que souillure ; et pour avoir dédaigné l’humanité ils s’abaissent au-dessous d’elle. Je comprends qu’il en coûte peu de se rendre difficile sur des lois qu’on n’observe qu’en apparence ; mais celui qui veut être sincèrement vertueux se sent assez chargé des devoirs de l’homme sans s’en imposer de nouveaux. Voilà, cher Saint-Preux, la véritable humilité du chrétien, c’est de trouver toujours sa tâche au-dessus de ses forces, bien loin d’avoir l’orgueil de la doubler. Faites-vous l’application de cette règle, et vous sentirez qu’un état qui devrait seulement alarmer un autre homme doit par mille raisons vous faire trembler. Moins vous craignez, plus vous avez à craindre ; et si vous n’êtes point effrayé de vos devoirs, n’espérez pas de les remplir.

Tels sont les dangers qui vous attendent ici. Pensez-y tandis qu’il en est temps. Je sais que jamais de propos délibéré vous ne vous exposerez à mal faire, et le seul mal que je crains de vous est celui que vous n’aurez pas prévu. Je ne vous dis donc pas de vous déterminer sur mes raisons, mais de les peser. Trouvez-y quelque réponse dont vous soyez content, et je m’en contente ; osez compter sur vous, et j’y compte. Dites-moi : « Je suis un ange », et je vous reçois à bras ouverts.

Quoi ! toujours des privations et des peines ! toujours des devoirs cruels à remplir ! toujours fuir les gens qui nous sont chers ! Non, mon aimable ami. Heureux qui peut dès cette vie offrir un prix à la vertu ! J’en vois un digne d’un homme qui sut combattre et souffrir pour elle. Si je ne présume pas trop de moi, ce prix que j’ose vous destiner acquittera tout ce que mon cœur redoit au vôtre ; et vous aurez plus que vous n’eussiez obtenu si le ciel eût béni nos premières inclinations. Ne pouvant vous faire ange vous-même, je vous en veux donner un qui