Page:Œuvres complètes de Jean-Jacques Rousseau - II.djvu/80

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peux avoir raison, disais-je en moi-même, mais ne me parle jamais de te laisser avilir. Dussé-je te perdre et mourir coupable, je ne souffrirai point qu’on manque au respect qui t’est dû ; et, tant qu’il me restera un souffle de vie, tu seras honorée de tout ce qui t’approche comme tu l’es de mon cœur. Je ne balançai pas pourtant sur les huit jours que tu me demandais ; l’accident de milord Edouard et mon vœu d’obéissance concouraient à rendre ce délai nécessaire. Résolu, selon tes ordres, d’employer cet intervalle à méditer sur le sujet de ta lettre, je m’occupais sans cesse à la relire et à y réfléchir, non pour changer de sentiment, mais pour justifier le mien.

J’avais repris ce matin cette lettre trop sage et trop judicieuse à mon gré, et je la relisais avec inquiétude, quand on a frappé à la porte de ma chambre. Un moment après j’ai vu entrer milord Edouard sans épée, appuyé sur une canne ; trois personnes le suivaient, parmi lesquelles j’ai reconnu M. d’Orbe. Surpris de cette visite imprévue, j’attendais en silence ce qu’elle devait produire, quand Edouard m’a prié de lui donner un moment d’audience, et de le laisser agir et parler sans l’interrompre. « Je vous en demande, a-t-il dit, votre parole ; la présence de ces messieurs, qui sont de vos amis, doit vous répondre que vous ne l’engagez pas indiscrètement. » Je l’ai promis sans balancer. A peine avais-je achevé que j’ai vu, avec l’étonnement que tu peux concevoir, milord Edouard à genoux devant moi. Surpris d’une si étrange attitude, j’ai voulu sur-le-champ le relever ; mais, après m’avoir rappelé ma promesse, il m’a parlé dans ces termes : « Je viens, monsieur, rétracter hautement les discours injurieux que l’ivresse m’a fait tenir en votre présence : leur injustice les rend plus offensants pour moi que pour vous, et je m’en dois l’authentique désaveu. Je me soumets à toute la punition que vous voudrez m’imposer, et je ne croirai mon honneur rétabli que quand ma faute sera réparée. A quelque prix que ce soit, accordez-moi le pardon que je vous demande, et me rendez votre amitié. ─ Milord, lui ai-je dit aussitôt, je reconnais maintenant votre âme grande et généreuse ; et je sais bien distinguer en vous les discours que le cœur dicte de ceux que vous tenez quand vous n’êtes pas à vous-même ; qu’ils soient à jamais oubliés. » A l’instant, je l’ai soutenu en se relevant, et nous nous sommes embrassés. Après cela, milord se tournant vers les spectateurs leur a dit : « Messieurs, je vous remercie de votre complaisance. De braves gens comme vous, a-t-il ajouté d’un air fier et d’un ton animé, sentent que celui qui répare ainsi ses torts n’en sait endurer de personne. Vous pouvez publier ce que vous avez vu. » Ensuite il nous a tous quatre invités à souper pour ce soir, et ces messieurs sont sortis.

A peine avons-nous été seuls qu’il est venu m’embrasser d’une manière plus tendre et plus amicale ; puis me prenant la main et s’asseyant à côté de moi : « Heureux mortel, s’est-il écrié, jouissez d’un bonheur dont vous êtes digne. Le cœur de Julie est à vous ; puissiez-vous tous deux… ─ Que dites-vous, Milord ? ai-je interrompu ; perdez-vous le sens ? ─ Non, m’a-t-il dit en souriant. Mais peu s’en est fallu que je ne le perdisse, et c’en était fait de moi peut-être si celle qui m’ôtait la raison ne me l’eût rendue. » Alors il m’a remis une lettre que j’ai été surpris de voir écrite d’une main qui n’en écrivit jamais à d’autre homme qu’à moi. Quels mouvements j’ai sentis à sa lecture ! Je voyais une amante incomparable vouloir se perdre pour me sauver, et je reconnaissais Julie. Mais quand je suis parvenu à cet endroit où elle jure de ne pas survivre au plus fortuné des hommes, j’ai frémi des dangers que j’avais courus, j’ai murmuré d’être trop aimé, et mes terreurs m’ont fait sentir que tu n’es qu’une mortelle. Ah ! rends-moi le courage dont tu me prives ; j’en avais pour braver la mort qui ne menaçait que moi seul, je n’en ai point pour mourir tout entier.

Tandis que mon âme se livrait à ces réflexions amères, Edouard me tenait des discours auxquels j’ai donné d’abord peu d’attention : cependant il me l’a rendue à force de me parler de toi ; car ce qu’il m’en disait plaisait à mon cœur, et n’excitait plus ma jalousie. Il m’a paru pénétré de regret d’avoir troublé nos feux et ton repos. Tu es ce qu’il honore le plus au monde ; et n’osant te porter les excuses qu’il