Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 232-235).

LA FORTUNE DE L’HELLADE


6 août 1905.

Ce n’est point un secret que, lorsqu’ils débarquèrent au Pirée, au mois d’octobre 1897, les délégués des six grandes puissances européennes chargés d’organiser le contrôle international des finances helléniques n’étaient nullement animés envers la Grèce de sentiments ultra-bienveillants. Plus encore que les résultats de la récente guerre, les souvenirs de la fâcheuse faillite de 1893 les impressionnaient défavorablement. Ils s’imaginaient, pour la plupart, débarquer sur une terre impratique et folle, parmi un peuple dépensier, mal gouverné et de mœurs publiques très corrompues. Force leur fut de revenir à une plus juste appréciation des choses. En face d’eux s’assit pour présider leur réunion un homme de premier ordre, M. Étienne Streit, gouverneur de la Banque nationale de Grèce, auquel le cabinet et le souverain avaient eu l’heureuse inspiration d’offrir temporairement le portefeuille essentiel, celui des finances. Le concours éclairé et loyal des autorités, l’adhésion peu enthousiaste mais réfléchie de l’opinion aidèrent les commissaires à venir à bout d’une tâche qu’ils s’étaient attendus certes à trouver plus épineuse et plus complexe. On conçut alors — de part et d’autre — de justes espérances. Ont-elles été déçues ? Le silence s’est fait sur les suites de la guerre gréco-turque, l’attention du monde ayant été depuis lors attirée par bien d’autres jeux. Qu’est-il advenu du contrôle international et de la fortune de l’Hellade ?

Dans un livre tout récent, M. Edmond Théry répond à de telles questions et, suivant sa coutume, il ne formule la réponse qu’après avoir procédé à une de ces enquêtes lucides et pénétrantes dont le mécanisme est son secret. Je suis toujours charmé quand on me parle de la Grèce sans mentionner Périclès. Qu’on sous-entende perpétuellement l’auguste passé, c’est normal ; il serait trop sot de jamais le négliger. Mais, pour Dieu ! que l’ombre de sa poussière ne fasse pas oublier le présent si plein de vie et de force. La Grèce qui se dégage des chiffres habilement groupés et analysés par M. Théry est aussi vivante que peut le souhaiter mon philhellénisme ; mais elle n’est pas aussi riche qu’elle devrait l’être, même en tenant compte de la mévente du raisin sec ou des prodigalités de feu M. Tricoupis.

Le contrôle ne semble pas susceptible d’y remédier ; il a accompli son œuvre. Pour le service des emprunts contrôlés (ceux des Monopoles et du Funding, les 5 pour 100 1881, 1884 et 1890 et le 4 pour 100 1889) il a pris, on doit l’avouer, ce qu’il y avait de meilleur, à savoir : les recettes du sel, du pétrole, des allumettes, des cartes à jouer, de l’émeri de Naxos aussi bien que celles des douanes du Pirée, des tabacs et des timbres ; mais il a introduit dans l’utilisation de tout cela un ordre rigoureux, de bonnes méthodes ; la Grèce, de son côté, y porte sa sagesse et sa bonne volonté. Ainsi se refait peu à peu le crédit dont elle a grand besoin.

Entre temps, toutefois, il faut qu’elle vive et le mieux possible, puisqu’il en est des nations comme des individus : on ne prête qu’aux riches. Sait-elle tirer bon parti de ce qui est laissé entre ses mains, de ce que le contrôle n’atteint pas ?… On dirait que le gouvernement hellène s’abandonne quelque peu en présence de la minuscule augmentation accusée par les impôts directs. C’est entendu : l’impopularité de ces taxes est extrême ; le long atavisme des dîmes en nature bataille vigoureusement dans l’âme paysanne contre la conception moderne de la contribution fixe. Et il retourne ses poches, ce pauvre gouvernement, et il étale ses comptes pour prouver qu’il ne peut pourtant pas économiser davantage. Cela va de soi. Ceux qui réclament des économies n’ont sans doute jamais jeté les yeux sur le budget grec. Ils ne verraient rien là qui pût décemment être rogné. Les dépenses militaires ? Pour la guerre et la marine réunies, la Grèce dépense moins que la Bulgarie pour son armée et pas beaucoup plus que la Serbie pour la sienne. L’instruction publique ? Malgré la modicité des traitements, les sommes inscrites au budget ne permettent d’entretenir que 4 316 instituteurs ; il en faudrait bien davantage. Les travaux publics ? Mais comment progresser sans construire des routes et des ponts ? Non, en vérité, les économies sont un vain mot lorsqu’il s’agit de la Grèce. Veuille M. Prudhomme s’en convaincre une bonne fois !

Seulement le problème national ne tient pas tout entier entre ces deux termes : impôts directs et économies. D’autres points de vue sont à considérer. Et d’abord la question du blé. Ici une coupable négligence éclate. Les personnes les plus compétentes en la matière estiment que, soit par l’amélioration des méthodes plus que rudimentaires actuellement en usage, soit par le défrichement des terres arables inutilisées, la Thessalie pourrait aisément pourvoir à la presque totalité des besoins du royaume. Or, entre 1896 et 1904, la Grèce a dû acheter à l’étranger pour 31 800 000 fr. de blé… S’il n’est pas loisible au gouvernement de faire que l’industrie hellène progresse rapidement et que des usines fructueuses s’établissent ici ou là, il peut beaucoup pour aider au développement de l’agriculture ; il pourrait aussi favoriser l’exploitation des richesses minières ; il pourrait surtout, après avoir ouvert la Grèce aux savants, s’occuper de l’ouvrir enfin aux simples touristes ; elle leur est fermée. Quatre jours pour se rendre à Delphes dans des conditions supérieures d’inconfort, d’héroïques efforts pour atteindre Dodone, cela a-t-il, je vous le demande, le sens commun dans un pays vers lequel des milliers de pèlerins tournent leurs pensées et ne demandent qu’à diriger leurs pas ? Songez que les voyageurs étrangers apportent chaque année plus de 600 millions de francs en Italie, environ 250 en Suisse et, dit-on, près de 2 milliards en France. Le point de vue est-il donc à dédaigner ?

J’aurais plus de confiance, je dois le dire, en de tels procédés qu’en une réfection des règlements de la Commission internationale. La somme exigée par le contrôle est de 39 000 drachmes : dès la première année, les revenus affectés à ce service ont dépassé cette somme ; il paraît certain que, sans la fraude et la contrebande qui se font sur une grande échelle, le surplus serait bien plus considérable qu’il ne l’est. Mais voilà ! ce surplus fait l’objet d’un partage pas bien judicieux. Le gouvernement hellène ne touche que 40 pour 100 ; le reste, soit 60 pour 100, est employé pour moitié à relever l’intérêt servi aux porteurs des titres, moitié à augmenter l’amortissement. La part faite à la Grèce ne l’incite pas à une surveillance suffisamment effective, d’autant que frauder le contrôle se revêt aux regards de ses nationaux d’une vague teinte de patriotisme. Toujours la lutte contre l’étranger ! Il opprime même quand il rend service. Ne nous indignons pas. C’est humain. Nous en ferions autant. Mais que le pays vienne à bénéficier de la totalité des excédents et tout changera. Les Grecs, bons calculateurs, trouveront leur compte à faire bonne garde.

On peut toujours en essayer. D’ailleurs l’expérience d’une pareille réforme appliquée à la dette ottomane y encourage. Seulement un certain aléa subsiste, tandis qu’il n’y en a aucun à transformer le plus tôt possible et le plus complètement la Thessalie en un grenier — et le reste de la Grèce en un musée.