Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LIII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 236-239).

LE LANGAGE
LA RACE ET L’UNITÉ


5 septembre 1905.

La Belgique souffre cette année de l’épidémie des congrès. En bons voisins, nous avons naturellement été atteints par le mal, d’autant que notre tempérament nous y prédisposait. Pour ma part, je pensais avoir payé mon tribut en présidant le congrès olympique de Bruxelles et en préparant pour le prochain congrès de Mons le plan d’un collège modèle propre à former les débrouillards dont l’époque a besoin. Je m’étais promis de fermer l’oreille aux carillons d’appel des autres congrès parmi lesquels il en est d’ailleurs bon nombre d’inutiles et quelques-uns de tout à fait oiseux. Mais comment jeter au panier d’un geste tranquille une circulaire qui vous est adressée au nom de cette cause sacrée : l’extension et la culture de votre langue nationale ? Eh oui ! des gens vont se réunir à Liège le 10 septembre prochain qui, accourus de tous les points du globe où l’on parle français, rechercheront ensemble le meilleur moyen de servir les intérêts de la langue française, d’agrandir son domaine, de lui conquérir de nouveaux amis, de lui recruter de plus nombreux disciples.

Le langage est un des plus grands instruments de puissance d’aujourd’hui. S’il a perdu l’importance politique qu’il possédait naguère au sein des sociétés aristocratiques, par contre son importance pédagogique et économique a quintuplé avec l’établissement de la démocratie. D’entendre les diplomates discourir en français dans les conférences internationales et de les voir rédiger en français les traités de paix ou d’alliance constituait pour nous une appréciable satisfaction d’amour-propre, mais ne correspondait point à des avantages certains. L’emploi du français rendait-il les ministres des monarchies rivales de la nôtre moins empressés à soigner les affaires de leurs princes et moins désireux d’embrouiller celles du roi de France ? Pour les peuples, le langage était alors sans action. Aujourd’hui que tout le monde étudie et que tout le monde achète, que tout le monde est plus ou moins tributaire de l’étranger pour la pensée et pour l’objet, pour les choses de l’esprit et celles du commerce, c’est lui qui décide de la culture et de l’achat, qui domine l’enseignement et provoque la commande. Dans un milieu de culture française, on sera toujours tenté d’aller chercher en pays français le dernier mot du perfectionnement intellectuel. Les matériaux recueillis ailleurs n’auront d’autre but que de renforcer l’édifice dont l’architecture demeurera française. Il en sera de même pour les rapports commerciaux. Il faut qu’une infériorité notoire se révèle sinon dans la valeur du produit, du moins dans l’organisation de l’échange (ce dernier cas, hélas ! est trop fréquent chez nous), pour que le commerçant de tendance française ne s’adresse pas à une maison française. À valeur égale et dans des conditions équivalentes, c’est toujours à celle-ci qu’il donnera la préférence.

Ainsi, dans le monde moderne, les frontières du langage ne coïncident pas nécessairement avec celles du domaine ethnique et, à plus forte raison, ne dépendent pas de l’unité nationale. On doit considérer comme un bien qu’il en soit ainsi. Des cinq langues aptes à se partager la prééminence (le français, l’anglais, l’allemand, l’espagnol et le russe) les deux qui sont actuellement parlées par le plus grand nombre d’individus, à savoir l’anglais et l’espagnol, ont cet avantage immense de s’étendre à des groupes autonomes qui collaborent à leur entretien et à leur progrès. Que l’Angleterre, dans l’avenir, traverse quelque éclipse douloureuse, les États-Unis et l’Australie la remplaceraient à la tête du britannisme. Que par suite d’événements impossibles à prévoir un joug extérieur s’appesantisse sur Madrid, l’hispanisme a d’autres capitales : Mexico, Santiago, Buenos-Ayres. La culture française, à cet égard, est moins bien partagée. Son centre, malgré tout, demeure unique. Genève ne saurait remplacer Paris, et Bruxelles est à demi revendiqué par les Flamands. Mais, d’autre part, sans mentionner le vieux groupe canadien qui prospère, ni celui très vivace que nous sommes en train de former dans l’Afrique du Nord, la France se trouve encerclée d’une façon presque continue, depuis Pignerol jusqu’à Dunkerque, par des populations qui parlent sa langue et reçoivent d’elle une forte empreinte. Nous savons même que, malgré beaucoup d’efforts inverses, la limite de son influence sous ce rapport, loin de reculer, tend à gagner peu à peu. C’est en quelque sorte une position d’offensive qu’occupe ainsi la langue française, par contraste avec le russe et l’allemand réduits à la défensive. Leurs empires sont énormes, il est vrai, mais ils n’arrivent pas à les posséder sans conteste. Aux frontières se tiennent des langages rebelles dont l’expulsion paraît irréalisable et, comme pour souligner les effets d’une forte résistance linguistique, entre eux se maintient — rien que par la langue — un peuple cruellement dépecé jadis et dont malgré tout les trois tronçons se trouvent aujourd’hui plus unis qu’il y a cent ans.

Comment une langue se propage-t-elle ?… En tout cas, de nos jours, ce n’est pas par la force ; la preuve en est faite. Mais ne serait-ce pas par les faits, par les mille et un petits riens de l’existence quotidienne qui, bout à bout, composent des blocs irrésistibles ? Oui, sans doute, les faits jouent ici un rôle considérable. Je crois pourtant que l’élément essentiel, c’est la vie. Certaines langues végètent ; d’autres vivent vraiment. Ce sont celles dont les contours restent purs, les traditions respectées et qui surtout servent à véhiculer des idées conformes à l’esprit du temps présent, des idées susceptibles d’intéresser les hommes, de les passionner et de les aider dans leurs besognes.

Le congrès de Liège a pour mission d’étudier ces choses du point de vue français. Quelques questions connexes lui sont soumises qui seront utilement discutées ; telle la conduite à tenir vis-à-vis des patois, notamment quand ils se haussent au niveau des langues par leurs aspects littéraires, — et aussi cette réforme de l’orthographe qui, particularité digne de remarque, a jusqu’ici soulevé de véhémentes indignations parmi les étrangers qu’on supposait lui devoir être les plus favorables. Rôle de la presse quotidienne et hebdomadaire, programmes d’enseignement, fondation d’écoles et de cours, choix des méthodes les meilleures, tout cela sera étudié et je prévois une intéressante passe d’armes entre admirateurs des écrivains du dix-huitième siècle et partisans de ceux du dix-septième. Lesquels sont les plus classiques ? Ces derniers ne paraissent-ils pas déjà un peu archaïques pour l’exportation ? Malicieuse question inscrite là par quelque amateur de beaux débats. Dommage que M. Brunetière n’ait pas annoncé sa venue. Parmi les organisateurs, on relève les noms de MM. Claretie, Liard, Émile Faguet, Anatole France, Gabriel Hanotaux, Salomon Reinach, de Mme de Noailles et de notre aimable ministre, M. Gérard, toujours prêt à soutenir les œuvres profitables à la France avec ce mélange de discrétion, de persévérance et de finesse qui caractérise son action. Il y aura aussi Camille Lemonnier et Maeterlinck et le canadien Fréchette et le professeur Fortier, président de l’Athénée louisianais. De partout, des concours zélés. Le lieu est bien choisi, sur un sol ami, proche du nôtre. L’heure est propice aussi ; par un ciel troublé, le cultivateur prudent prend ses précautions en songeant aux orages possibles.