Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LIV

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Plon-Nourrit et Cie (p. 240-243).

LA RÉCOMPENSE


18 septembre 1905.

De quelque côté de l’Europe que se tournent aujourd’hui les regards, ils se posent sur des peuples inquiets, ils ne rencontrent qu’agitation et malaise. La Russie, après une lutte formidable, voyant, à l’intérieur, le mouvement révolutionnaire compromettre la stabilité de ses institutions, — l’Allemagne acculée par l’évolution des concurrences mondiales à de difficiles entreprises et hésitant sur la route à suivre, — l’Autriche menacée de désagrégation et voyant empirer de jour en jour son malentendu avec la Hongrie, — les nations Scandinaves, longtemps paisibles, ébranlées maintenant par la rupture d’une union si favorable à leurs intérêts collectifs, — l’Italie, prospère assurément, mais fortement travaillée par des éléments subversifs dont la formation désormais inévitable d’un puissant parti constitutionnel clérical ne manquera pas d’attiser les ardeurs, — l’Espagne cherchant en vain sur quelles bases asseoir l’œuvre de réfection nationale qui la consolera de ses infortunes et guérira ses blessures, — la France enfin, insoucieuse de sa fortune rétablie et prompte à en dilapider les réserves dans la poursuite des plus folles et coûteuses chimères… voilà le spectacle qu’offre à cette heure le vieux monde. Un pays — un seul — se détache en force sur les lignes de cet horizon brouillé. Sa silhouette robuste donne une impression de sécurité et de sérénité ; ses mouvements témoignent d’une belle ci tranquille confiance en l’avenir ; sa vie excite l’étonnement et l’envie. Ce pays fortuné, c’est l’Angleterre.

Étrange renversement du sablier. Le siècle n’a encore que cinq ans et combien différent fut l’état de choses qu’éclaira son aurore ! En ce temps-là, c’est le continent qui jouissait des délices d’une paix dorée. La France se mirait, joyeuse, dans les splendeurs de son Exposition universelle. Un échange d’aménités imprévues rapprochait d’elle l’Allemagne prospère et calme. À Vienne et à Stockholm on s’illusionnait encore sur la portée de sentiments séparatistes tendant à transformer en frontière hostile une barrière fraternelle ; à tout le moins on se flattait d’y trouver des remèdes effectifs. Rome saluait les prémices d’un règne sympathique et Madrid, surprise de la résistance dont le régime monarchique venait de faire preuve au travers d’épreuves si terribles, voyait s’achever dans un repos réparateur une longue et noble régence. Certes un cauchemar d’Extrême-Orient pesait sur les nuits d’Europe ; mais de savoir — et pour la première fois — les troupes de toutes les nations unies dans un effort commun pour la défense de la civilisation occidentale rassurait les esprits et affaiblissait la portée de ce péril jaune qu’on croyait d’ailleurs dominé par le poids écrasant du colosse moscovite. L’Angleterre seule vivait alors dans le deuil et dans l’émoi. Victoria, la souveraine inamovible dont pendant tant d’années le nom respecté avait été pour ses sujets comme un vivant symbole de conservatisme et de durée, — Victoria s’acheminait vers une tombe cruelle tandis que, dans les plaines chauves de l’Afrique du Sud, une bataille effrayante se prolongeait, paraissant fermer toute autre issue que la retraite. Or, la retraite, ne serait-ce pas un signal de débâcle pour cet empire britannique fait de terres dispersées, de populations indépendantes jointes entre elles par le lien solide mais unique de l’orgueil de race ?

Heure tragique pour l’âme anglaise ! De tous côtés se levait la réprobation. Le blâme d’amis attristés s’ajoutait à l’âpre condamnation prononcée par les adversaires et les rivaux. Du sein même de la nation montaient d’éloquentes protestations et de troublants anathèmes. Le gouvernement qui avait déchaîné l’orage ne s’imposait à l’opinion que par l’audace d’un de ses représentants ; l’ensemble ne brillait point d’un prestige exceptionnel et inspirait une confiance très mitigée. La grandeur morale indéniable du peuple boer et le souvenir du pitoyable attentat commis par Jameson et ses compagnons contribuaient à aggraver l’incertitude des consciences. Fallait-il donc écouter les dénonciateurs ? Des motifs inavouables, des calculs malhonnêtes se dissimulaient-ils sous le couvert d’une nécessité patriotique ? En tout cas l’incurie se révélait manifeste. On n’avait su ni mesurer l’ampleur de l’effort nécessaire ni vérifier la présence des ressources suffisantes. Les résultats n’accusaient pas seulement la force imprévue de l’ennemi mais la médiocre préparation de l’armée anglaise, beaucoup d’abus, d’ignorance et d’à peu près.

Rien ne fléchit pourtant. L’étranger n’eut pas même la satisfaction d’assister au conflit héroïque qui faisait rage au fond des cœurs ; cela se passait à huis clos dans l’âme du citoyen ; son visage conservait un masque de superbe impassibilité et la barre de l’entêtement s’accentuait à son front.

La récompense est venue. Le mot peut déplaire à ceux qui confondent naïvement le geste de Dieu avec celui de l’homme, la morale absolue de l’au-delà avec celle, imparfaite, d’ici-bas. Il faut pourtant qu’entre ces deux gestes, entre ces deux morales, nous nous abstenions de chercher une similitude improbable ; nulle spéculation ne réussira d’ailleurs à détruire le mystère de la muraille qui les sépare. Nous continuerons d’ignorer de quelle façon la justice divine apprécie l’acte collectif d’un peuple qui, engagé dans une aventure plus ou moins respectable et poursuivant la satisfaction d’ambitions plus ou moins légitimes, s’obstine dans son effort, se raidit afin d’assurer le triomphe final de ses armes. Mais nous savons que selon les lois humaines cet acte-là est récompensé, que non seulement il engendre la puissance et la richesse, mais que directement il conduit au progrès.

Seulement, pour être capable de l’accomplir, il faut que tous et chacun demeurent possédés par ce patriotisme exclusif que M. Hervé, dans sa déchéance, en arrive à dénoncer comme un crime antihumanitaire. Il faut que tous et chacun préfèrent leur patrie à celle des autres. Cette préférence de la patrie, c’est peut-être ce qu’il y a de plus général et de plus indiscuté en Angleterre. L’Anglais, mieux qu’on ne le croit, aime et estime les étrangers, mais jamais à l’égal de ses compatriotes ; il leur veut du bien, mais après que les siens seront servis. C’est avec ce sentiment-là qu’il a accompli de si grandes choses.

Le même sentiment présida chez nous à l’admirable relèvement qui suivit nos malheurs de 1870. Thiers, Gambetta, Ferry, Carnot, ceux-là « préféraient » réellement la France et, la préférant, ils étaient capables de la servir avec courage et, ce qui est plus précieux, avec abnégation. Que si nous savions aujourd’hui nous grouper de nouveau autour de ce dogme de salut, ce serait à notre tour de goûter bientôt, dans sa plénitude, — la récompense.