Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LXVII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 293-296).

LOIS SOCIALES


15 juin 1906.

Frédéric Le Play dont on vient d’inaugurer le monument et de célébrer le centenaire — centenaire de sa naissance, bien entendu, puisque la plupart de ceux qui se sont réunis aux fins de lui rendre cet hommage mérité l’avaient connu et avaient été orientés par lui vers les études sociologiques — Frédéric Le Play a eu ce malheur qu’on a fait de ses idées un musée au lieu d’en faire de la graine à ensemencement. Il en est résulté d’austères vitrines au lieu d’une abondante récolte de sagesse et de bon sens.

Un double enseignement nous venait de lui que, de la sorte, la France n’a pu recueillir ; elle en avait besoin à l’heure où il en formula les principes ; elle en a bien plus grand besoin aujourd’hui. Et puisque, me semble-t-il, ses apologistes ont insuffisamment mis en relief ce résultat de ses géniales recherches, qu’on me permette d’ajouter une manière de post-scriptum aux éloges dont ici même sa mémoire a reçu récemment le tribut.

Le Play nous a appris que les nations étaient maîtresses de leurs destinées… Ne riez pas. Ce n’est pas là apparemment une de ces vérités qu’on place d’office dans le patrimoine du bon M. de La Palice puisque personne parmi nous n’y croit plus ou que, du moins, nul ne se comporte comme s’il y croyait. Maîtresses de leurs destinées ! Mais, vous-mêmes, chers lecteurs, ne cessez pas d’avoir présente à l’esprit la notion de cette évolution fatale dont l’éloquence politique se complaît depuis longtemps à citer sans cesse les décrets certains et que, plus récemment, la mentalité socialiste a réussi à transformer en un dogme intangible. Nombre d’historiens qui réfléchissent et racontent, nombre d’hommes d’État qui observent et agissent tiennent un compte égal dans leurs jugements et dans leurs décisions de la loi redoutable et mystérieuse à l’existence de laquelle ils croient ; c’est sans doute ce caractère de mystère et d’effroi qui en a fait le succès, car le prestige personnel de l’évangéliste Karl Marx n’aurait pas suffi à une telle besogne. Après tout, sur quoi repose-t-elle cette doctrine de l’évolution fatale ? Bossuet qui l’avait esquissée mais dans un tout autre esprit puisqu’il en rapportait les effets à la seule volonté de Dieu, ne s’était pas préoccupé de prouver son dire par un examen détaillé des faits. Marx, si même il en eût éprouvé le désir, en eût été incapable. Il semble que les exemples inverses abondent et qu’il n’y ait qu’à jeter un regard sur l’histoire pour en recueillir d’irréfutables. À lui seul suffirait pour abattre la théorie, le souvenir de cet empire grec qui passa dix siècles à aspirer aux sommets et parvint à les gravir à plusieurs reprises, parfois même à s’y maintenir.

Or, chez nous, un homme s’était rencontré qui, ayant ausculté d’une oreille scrupuleuse la vie des peuples, leur avait donné cette consultation rassurante : qu’il dépend le plus souvent de leur simple vouloir d’être sains et forts. Il y a évolution, certes ; évolution incessante mais déterminée par la majorité des volontés individuelles, des efforts individuels additionnés. La science antique, si faible dans ses moyens, si grande dans ses aboutissements, avait condensé cela en quatre mots que volontiers nous citons mais que nous oublions de méditer : Civium vires civitatis vis. Or, l’hygiène moderne n’a-t-elle pas dévoilé à l’homme qu’il est, par rapport à ses propres capacités, à peu près ce qu’est le cultivateur par rapport à la moisson, — non pas le maître absolu mais le maître relatif. Le Play avait reconnu cela et l’avait proclamé. Mais les Français préférèrent continuer de considérer Napoléon comme une équation, c’est-à-dire comme un moment obligatoire de l’évolution générale ; ils trouvèrent ce point de vue pittoresque et charmant ; précisément la figure de la Providence tutélaire s’estompait progressivement dans leurs esprits ; il y avait une place à prendre : la Fatalité s’y installa, vieille dame bien mûre à laquelle Marx avait ingénieusement servi d’émailleur et de couturier ; ils ne reconnurent pas qu’elle avait une longue carrière derrière elle ; ils adorèrent en sa personne une sublime nouveauté.

Le mensonge s’usera ; déjà l’usure commence à se révéler par places, mais il faudra du temps. Quand ce sera fait, un grand progrès se trouvera réalisé et, sur son socle modeste, la statue de Frédéric Le Play grandira.

Il fit autre chose : il indiqua que, dans le tissu social comme dans tous les tissus, c’est la cellule qu’on doit observer, et la cellule saine. Il prit la famille ouvrière — vraie cellule de la société, — mais il la prit aussi intacte que possible. Déjà, autour de lui, ceux qui se penchaient vers le monde du travail accusaient une tendance — qui, depuis, s’est exaspérée — à en scruter les tares. Tout rouage normal détournait l’intérêt au profit de celui qui avait cessé de l’être. On s’imaginait du reste que le second seul était instructif et que, du premier, par le fait de son bon état, on n’avait rien à apprendre. Les romans de Zola sont sortis de là, ces romans puissants de forme et bien intentionnés car le souci ému de la question sociale s’y révèle toujours en quelque manière, mais si remplis de faux points de départ que presque aucune déduction de l’auteur n’a pu parvenir à son terme sans travestir la nature ou hypertrophier le raisonnement. Prenez Germinal et placez à côté la simple monographie d’une famille de mineurs honnête et régulière ; il y en a encore, Dieu merci — et même il y en a beaucoup. Les disciples de Le Play ont continué de dresser l’inventaire amorcé par lui et d’entasser sous cette forme monographique de précieuses collections de documents humains auxquels la postérité se référera avec d’autant plus d’intérêt que, là seulement, elle trouvera des renseignements sur la portion droite et calme de la population ouvrière ; les autres documents qu’elle aura à sa portée ne lui parleront que des agités et des dévoyés. Donc prenez une de ces monographies et placez-la à côté de celle — brillante mais fantaisiste — dressée par Zola : ce sera comme si vous mettiez un morceau de soleil à côté d’une nébuleuse. Les assises granitiques de la société — la famille et la propriété — vous apparaîtront dans l’éclat de leur force inéluctable, — ces assises qui commenceraient à se reconstruire toutes seules le soir même du jour où on serait parvenu à les renverser !

Croire aveuglément à l’évolution fatale et se confiner socialement dans l’étude du rouage malsain, ce sont au suprême degré les deux infériorités intellectuelles de notre époque. Une quantité d’échecs, d’obscurités, de malaises, de désespérances et de haines sont sortis de là. L’homme qui a su reconnaître et dénoncer la source de pareils maux était un grand philosophe et la meilleure façon d’honorer son nom serait assurément de recueillir la leçon qui se dégage de son travail — et d’en profiter.