Pages d’histoire contemporaine/Chapitre LXVIII

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Plon-Nourrit et Cie (p. 297-300).

MAISON DE POUPÉE…


24 juin 1906.

Toutes les sympathies et tous les vœux s’en sont allés ces temps-ci vers le jeune roi de Norvège et sa gracieuse compagne. Le spectacle n’était point banal de ce prince danois recevant dans l’austère cathédrale de Drontheim, à l’aube du vingtième siècle, l’emblème d’une dignité dont les origines plongent dans la nuit de la préhistoire Scandinave. Étaient présents, pour l’adopter comme leur successeur et leur descendant, les esprits des grands chefs d’autrefois dont les noms, rien qu’à les prononcer, évoquent pour nous de si viriles légendes. En tout cas, les assistants devaient sentir autour du trône restauré vibrer les ondes émouvantes de ce passé prestigieux. Il semble vraiment que rien n’ait manqué à la cérémonie, ni le salut respectueux des peuples ni les vœux sincères des gouvernements, ni l’autorité des traditions respectables ni le gage des libertés nécessaires — ni enfin le réconfortant souvenir d’une rupture exempte de sang versé sinon d’amertume et négociée de part et d’autre avec le souci réciproque de la dignité et de l’honneur des deux divorcés.

Malgré tout, les amis de la Norvège ne peuvent se défendre de quelque inquiétude ; c’est qu’à travers de récents incidents s’est manifesté — telle une bise polaire pénétrant dans une demeure insuffisamment close — le grand ennemi de l’avenir norvégien : l’esprit radical.

Il a été fait de ce terme dans le vocabulaire politique moderne un usage aussi fréquent qu’inconsidéré ; le sens s’en est trouvé de la sorte tout à fait faussé. Chacun sait que, dans tel pays de l’Europe orientale, les radicaux sont une manière de conservateurs-nationalistes. En France, ils se sont montrés jusqu’ici souples d’échine, toujours prêts à céder devant les injonctions des partis plus avancés et à leur sacrifier leurs principes directeurs. À présent que voici le radicalisme français acculé par l’audace socialiste à la barrière de la propriété individuelle, nous allons voir si ses adeptes sont capables d’une résistance quelconque ou bien si, quelques-uns ayant sauté, le reste ne se débandera pas.

L’esprit radical norvégien n’a rien de commun avec l’esprit de ces hommes ; l’intransigeance qui s’en dégage ne réside pas dans les apparences et dans les formules ; elle est absolue ; elle s’étend à toutes les manifestations de la pensée. En un mot elle n’est pas politique, elle est mentale. Cela ne veut pas dire que les Norvégiens ne soient pas susceptibles de retenue et de patience. On les a souvent dépeints comme des gens impatients. Grave erreur. D’abord ils sont persévérants et la vraie persévérance ne va pas sans patience ; et puis n’oublions pas qu’ils ont fait leurs preuves à cet égard. Certes la volonté de se rendre indépendants du joug suédois date chez eux de bien loin et nul ne peut leur reprocher d’avoir rien brusqué au cours de leur querelle avec l’État voisin ; ils ont laissé évoluer le conflit avec une sagesse et un sang-froid dont il est juste et naturel qu’ils recueillent le fruit au regard de l’opinion universelle. Mais ce conflit, ils l’ont en même temps empêché de s’apaiser ; ils l’ont entretenu comme on entretient le feu bûche par bûche. Or, on aimerait à sentir à l’heure actuelle une sorte de détente s’opérer chez eux. L’homme normal se repose le septième jour. Lorsqu’il a atteint un résultat dû à des efforts successifs, un arrêt de la machine s’opère en lui ; avant d’entamer une nouvelle période d’efforts, quelque immobilité survient qui délasse et permet à la Force de s’emmagasiner pour l’avenir. C’est la loi des individus et c’est aussi la loi des peuples.

En cela se révèle anormal le véritable esprit radical qu’il n’accorde aucune trêve à l’activité humaine, qu’il incite à aller — lentement, soit, mais sans arrêt — vers les points extrêmes, à suivre une idée jusqu’au bout, à réaliser une réforme jusqu’en ses conséquences ultimes. Or, les Norvégiens se sont choisi une forme de gouvernement qui, moins qu’aucune autre, s’accommode du radicalisme. La république et le césarisme peuvent vivre quelque temps imprégnés d’esprit radical avant d’en tomber victimes ; la monarchie parlementaire ne le peut pas. Elle se nourrit de nuances, de concessions, de combinaisons ; elle comporte même des reculs obligatoires et des torpeurs nécessaires, rançon des progrès féconds. Par là — à notre époque du moins et dans l’état de la civilisation contemporaine — elle a rendu des services incomparables parce qu’elle a su merveilleusement atténuer les contacts difficiles de principes contradictoires et ménager de douloureuses transitions entre des états de choses adverses. Ce régime justement et sagement préféré par eux, les Norvégiens sauront-ils le maintenir ?

Sur le continent — et plus loin, partout où l’on pense — a été lue ou représentée la fameuse pièce d’Ibsen, Maison de poupée. Vous vous en rappelez la conclusion. Inattendue, choquante pour la plupart des lecteurs ou des auditeurs étrangers, elle répond au contraire au sentiment des Norvégiens et les satisfait. Ils admettent que Nora quitte le domicile conjugal, abandonne son mari et ses enfants pour entreprendre de pallier aux lacunes de sa propre éducation ; dès qu’elle s’est rendu compte de ce qui lui manque à cet égard, sa résolution qui nous paraît contre nature leur semble logique ; ils plaignent le mari mais approuvent la femme. Voilà bien l’esprit radical. Le voilà dans sa pleine intensité septentrionale, froid et clair comme l’eau d’un ruisseau de là-bas.

Or, il arrivera infailliblement que, le long de sa carrière de patrie indépendante, la Norvège moderne éprouve de pareilles velléités. Semblable à la Nora symbolique, elle sera tentée de s’évader du foyer monarchique pour courir, elle aussi, vers de séduisantes clartés ; elle sera tentée de délaisser le devoir quotidien et monotone pour quelque mission imaginaire et vague. Puisse-t-elle ne pas s’abandonner à de si funestes instincts ! Puisse-t-elle interpréter la leçon qu’Ibsen inconsciemment a donnée à ses compatriotes en écrivant Maison de poupée !… Alors le règne de Haakon vii sera prospère et glorieux et la cérémonie qui s’est déroulée l’autre jour dans la cathédrale de Drontheim prendra devant l’histoire la signification respectable et profonde d’un pacte national conclu entre la nouvelle dynastie et le peuple émancipé.