Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XIV

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Plon-Nourrit et Cie (p. 65-68).

RESPONSABILITÉS NATIONALES


13 juin 1903.

Quand le temple a été souillé, les ministres du culte, après une sorte de délai expiatoire, le consacrent à nouveau par des cérémonies appropriées. C’est là une coutume dont l’origine se perd dans la nuit des âges ; elle est logique et respectable.

Assurément, la politique n’est point une religion et rien ne ressemble moins à une église que le cabinet d’un chef d’État ou l’enceinte d’un parlement souverain ; les actes gouvernementaux qui s’y élaborent revêtent pourtant un caractère de solennité et de gravité qui les distingue des actes privés. C’est la doctrine catholique ; tout pouvoir, dit-elle, vient de Dieu. Il est certain que le jour où le droit non pas de lutter légalement contre les décisions du pouvoir mais de supprimer brutalement ceux qui l’exercent se trouverait inscrit parmi les privilèges inhérents à la qualité d’homme libre, la douce anarchie serait à nos portes ; il ne resterait plus qu’à délibérer sur la meilleure manière d’ensevelir la civilisation moderne — celle-là même dont nous sommes si fiers et dont nous célébrons volontiers les bienfaits — et sur le genre du monument à élever sur sa tombe.

L’Europe officielle ne paraît point pénétrée de cette vérité. S’il y a quelque chose de plus sinistre que le bruit des coups de feu de Belgrade, c’est la veulerie des gouvernements en face de cet épouvantable forfait. Dans toutes les capitales, les représentants de la Serbie auraient dû recevoirleurs passeports et être invités à quitter le territoire dans les vingt-quatre heures. Une telle façon d’agir n’eût aucunement impliqué, est-il besoin de le dire, la moindre intention d’offense pour leurs personnes, ni même la moindre haine pour le nom serbe ; c’eût été simplement l’énergique et utile protestation des autorités constituées contre un retour offensif de l’antique barbarie ou contre une préface des violences à venir. Cette rupture eût constitué le délai expiatoire pendant lequel les prêtres laissent le temple fermé. Ensuite, les relations auraient pu être reprises avec ceux qui assumeront la lourde tâche de faire sortir une puissance stable et une prospérité raisonnable de cet affreux carnage. Au lieu de cela, nous recueillons à travers les cloisons des chancelleries le bruit de conversations discrètes : on « échange des vues » extraordinairement circonspectes ; la prudence domine, oh ! combien ! Pour un peu, on regarderait d’un autre côté en ayant l’air d’ignorer qu’il se soit passé dans les Balkans quelque chose d’important. « Les Serbes, aurait déclaré un diplomate, changent de gouvernement par des procédés à eux spéciaux. Cela les regarde. » Ah ! qu’en termes galants ces choses-là sont dites et que voilà un euphémisme distingué ! Mais est-il bien sûr que cela les regarde seuls et où irions-nous avec de pareilles théories ?

On objectera que la responsabilité de la nation serbe n’apparaît pas clairement. Ne serait-il pas injuste autant que dangereux d’impliquer un pays tout entier dans une affaire qui paraît être l’œuvre de quelques criminels déterminés ? Il se posent d’ailleurs en libérateurs tragiques et leur crime se colore d’un vague reflet de patriotisme. Sans doute, autour du palais sanglant, on a pavoisé et illuminé ; des musiques militaires ont fait entendre de joyeux refrains et les buveurs de bière ont accompli, paraît-il, des prouesses. Tout cela est monstrueux, répugnant. Mais en exagérant l’énormité du contraste, le nouveau gouvernement n’a-t-il pas voulu donner le change sur les sentiments populaires et faire croire à une absolution octroyée par une sorte de plébiscite spontané ? Et puis, n’y a-t-il pas sur toute la surface du globe des hommes prêts à mener une ripaille en l’honneur d’un assassinai et à s’enivrer autour des cadavres ? Qui sait ce que pense, au fond de son âme fruste, ce peuple dont un de nos compatriotes, bien qualifié pour le juger, vantait la douceur facile et le tranquille fatalisme ?

Il existe deux justices qui se trouvent rarement d’accord. L’une, la justice divine, ou si l’on veut immanente, est absolue, parfaite et par là même inaccessible. Celle-là démêle les responsabilités intimes d’après des données certaines enfouies tout au fond des consciences ; ses arrêts demeurent secrets, ses sanctions ne sont point de ce monde. Il en est une seconde, relative et imparfaite, qui recherche en tâtonnant les responsabilités apparentes ; ses arrêts sont publics et ses sanctions souvent injustes. Et parce que nous sommes nous-mêmes des êtres finis et imparfaits, nous nous sentons condamnés à ne pouvoir vivre sans la seconde, faute de pouvoir jamais atteindre à la première. Sans cesse les innocents ont porté le poids des anathèmes encourus par les coupables, et ce sera toujours ainsi. Cette dure loi est une condition fondamentale de l’existence collective : par elle, si la réalité de la justice n’existe point, nous en possédons du moins la figure, l’image grossière, et cette image nous est indispensable.

L’Europe a ri quand, vaillamment, Thiers voulut dégager la France de l’entreprise belliqueuse reprochée à Napoléon iii. Et cependant l’on savait dès alors ce que le témoignage de Bismarck lui-même a précisé si audacieusement depuis : le piège tendu par la Prusse pour nous amener à déclarer la guerre. Cette déclaration, l’opinion universelle nous en a rendus et nous en rend encore aujourd’hui responsables. La honteuse tragédie qui suivit et qui se joua dans Paris sous l’œil ironique de l’ennemi a beau avoir été le fait d’une poignée d’internationalistes, elle n’en a pas moins fait une tache à notre blason, — et de même toutes les grandes iniquités historiques, tous les grands forfaits des siècles écoulés ont été justement imputés à ceux au nom desquels ils furent accomplis. Certes, c’est une consolation pour l’humanité de songer que les partisans du crime constituent rarement la majorité, mais cela n’influe pas sur le jugement qu’il engendre. Le crime commis au nom d’une nation provoque la responsabilité nationale et la crée. Il n’y a qu’un seul moyen d’éviter d’en être responsable, c’est d’en être victime. Ainsi, dans les douloureux événements qui viennent de se produire, la responsabilité de la Serbie est indéniable ; les seuls Serbes qui ne soient point éclaboussés par l’infamie de tels événements sont ceux qui y ont laissé leur vie.

De nos jours, il faut le reconnaître, ces idées-là prêtent à discussion. Tandis que chacun prêche la solidarité humaine et y fait appel en termes d’une facile éloquence, le sens de la solidarité nationale s’émiette et se voile. On dispute sur sa nature sans se préoccuper de reconnaître le fait pesant de son existence ; on croit y échapper jusqu’au jour où quelque tragique événement le fait apparaître en pleine lumière avec ses rudes et inévitables conséquences. Officiers-conspirateurs en quête d’un sabre selon leur goût ou partis politiques à la recherche d’un tremplin électoral favorable à leurs intérêts, les uns et les autres devraient se remémorer, avant d’agir, la loi suprême qui les lie à leurs compatriotes et fera entrer les résultats néfastes de leurs audaces ou de leurs calculs dans le patrimoine commun que la race traîne après elle.