Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XVI

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Plon-Nourrit et Cie (p. 74-78).

L’ENTENTE CORDIALE


23 juillet 1903.

Il est bien difficile aux pires anglophobes de dénier l’éclat et la spontanéité des manifestations francophiles par lesquelles le président de la République a été accueilli en Angleterre. Que le roi et ses ministres se soient inspirés, en cette circonstance, de profonds desseins politiques, que l’aristocratie et les classes supérieures, saisissant l’arrière-pensée des pouvoirs publics, aient su se placer d’instinct au même diapason, ce sont là choses acceptables ; mais que la foule ait obéi à de pareils calculs et deviné ce que personne ne lui disait, voilà qui n’est pas admissible. La foule a témoigné envers la France d’une amitié vibrante et chaleureuse dont on ne saurait discuter l’évidente sincérité.

Du reste, ceux qui connaissent la véritable Angleterre n’ont pas été surpris ; ils savent de quel prestige persistant bénéficie auprès d’elle la civilisation française. Le cabinet de Saint-James a pu nous être hostile, les snobs londoniens ont pu se détourner de nous ; au fond de son cœur, l’Anglais laborieux qui n’est pas mêlé à la politique et ignore le snobisme, nous gardait envers et contre tout une sympathie solide ourlée d’une petite pointe de dédain et festonnée de quelque jalousie. Nous demeurons à ses yeux le peuple benjamin, enfant gâté de la nature, dont le rire égaye l’humanité et dont le geste d’artiste décore et embellit les rudes architectures dressées par le travail opiniâtre des autres peuples ; nous ne savons faire que cela, paraît-il, mais nous le faisons de manière exquise. Pour incomplète qu’elle soit, cette conception du rôle de la France dans le monde n’en est pas moins assez exacte et suffisamment flatteuse ; c’est elle qui nous vaut d’être appréciés par des voisins que tourmentent perpétuellement les vagues aspirations du ruskinianisme.

Ces sentiments, toutefois, s’ils se manifestent en paroles amicales, se traduisent malaisément en actes parce que, sur le terrain pratique, les intérêts des deux pays s’opposent fréquemment et que leurs ambitions se heurtent. Aussi, entre eux, n’a-t-il jamais été question d’alliance ; dès qu’un rapprochement se dessine, on voit reparaître une vieille formule d’une aimable imprécision, sorte de pont de bateaux jeté sur la Manche, qui se monte et se démonte tour à tour et dont les matériaux, en ce dernier cas, attendent sur le rivage l’heure d’être utilisés de nouveau.

Ils servirent principalement sous Louis-Philippe. Si vous demandez à la plupart des Français leur opinion sur l’entente cordiale qui exista, en ce temps-là, entre les cabinets de Londres et de Paris, ils vous répondront sans nul doute que ce fut une duperie. Et ils n’auront pas tout à fait tort, sans avoir complètement raison. L’entente cordiale d’alors fut favorable aux intérêts de la monarchie de Juillet ; reste à savoir jusqu’à quel point ces intérêts se confondaient avec ceux du pays.

La révolution de 1830 porta un coup terrible à notre politique extérieure : il en fut de la puissance française comme d’une rente qui s’effondre inopinément ; chute fictive, mais dont l’impression est longue à s’effacer et dont les résultats se neutralisent lentement. L’opinion européenne, en effet, ne s’était pas attardée à considérer si Charles x avait raison de suivre les processions un cierge à la main ou de se faire oindre avec le saint-chrême dans la cathédrale de Reims. Elle tenait ces détails pour secondaires ; ils l’étaient certes, car soixante-quinze ans ont passé depuis lors et François-Joseph continue de suivre les processions tandis que récemment Édouard vii s’est fait sacrer avec les cérémonies appropriées ; aucun Bérenger ne les chansonne et la Liberté n’en est point morte. On ne saurait dire, hélas ! qu’elle se porte plus mal à Londres — ni même à Vienne — qu’à Paris.

En regard de ces incidents, l’Europe avait vu le relèvement financier, militaire, politique de la France s’opérer avec une rapidité qui tenait du prodige ; les Français étaient les seuls à ne pas s’en apercevoir. Pour connaître le rang que notre pays avait recouvré dans le monde, il suffit d’analyser les communications de nos ministres et de nos ambassadeurs aux gouvernements étrangers au cours d’un congrès comme celui de Vérone ou à la veille d’une expédition comme celle d’Alger. Le ton en est d’une belle assurance et d’une noble fierté. Les chancelleries que la guerre d’Espagne et la gloire de Navarin avaient averties de nos progrès s’étaient peu à peu résignées à l’idée d’une révision des traités de 1815. Elles savaient inévitables et prochaines la révolte des provinces belges et leur annexion à la France.

Du jour au lendemain, tout fut changé. L’Europe, dont une secousse malencontreuse réveillait soudainement les vieilles rancunes à l’égard de la France, se vit en présence d’un prince qui tenait son trône d’un hasard insurrectionnel et s’ingéniait à l’asseoir en équilibre sur deux principes contradictoires : la légitimité héréditaire dont son avènement était la négation et la volonté nationale qui se trouvait, en fait, escamotée. Aucun régime n’aurait rencontré de pires difficultés et la république assurément se fût imposée à l’Europe avec plus de facilité que Louis-Philippe. Le nouveau monarque se mit à l’œuvre bravement. Casimir Perier l’aida à établir son autorité au dedans, Talleyrand à fonder son crédit au dehors ; les deux tâches exigèrent de grands sacrifices. Pour mettre fin à un isolement diplomatique qui n’était pas seulement humiliant mais devait exercer de fatales répercussions sur le corps électoral, il fallait avoir quelque chose à offrir en retour de l’appui demandé : on proposa à l’Angleterre de l’aider à fonder une Belgique indépendante et neutre ; on fut bien près de lui accorder en plus l’évacuation d’Alger, — elle ne l’exigea point, se contentant de voir le roi des Français refuser le trône belge pour son fils. Ainsi naquit l’entente ; cordiale avec lord Aberdeen, acariâtre avec lord Palmerston, elle n’en domina pas moins la majeure partie du règne. Ni Thiers en soutenant Méhémet-Ali ni Guizot en préparant les mariages espagnols ne se trouvèrent bien de s’en être écartés ; si, par la pensée, on retire à la monarchie de Juillet l’appui de l’Angleterre, on ne voit pas, en vérité, comment elle eût réussi à s’établir et à durer dix-huit ans.

L’entente se reconstitua sous le second Empire. La guerre de Crimée, cette lutte incohérente dans ses causes comme dans ses conséquences, puis l’expédition de Chine et surtout les traités de commerce en furent les manifestations significatives. Après 1870, une vague d’anglophobie déferla. La France ne pardonnait point qu’on l’eût laissé écraser sans venir à son aide — Et de nouveau, au lendemain d’événements qui semblaient devoir porter cette anglophobie au paroxysme, au lendemain du cliquetis de Fachoda, des menaces maladroites de M. Chamberlain et des spectacles irritants du Transvaal, nous voici ramenés par d’habiles initiatives et par un rayonnement de notre vieux bon sens en face de cette entente qui s’impose, après tout, puisque nous avons des colonies et que l’Angleterre domine les mers.

Faut-il, cette fois, tenter de donner une sanction générale, une sanction définitive au rapprochement ? Et alors, sous quelle forme le préciser ? — Trois solutions se présentent qu’on ne peut analyser ainsi au pied levé et que nous nous contenterons d’indiquer. La première consisterait à profiter des bonnes dispositions présentes pour régler d’un seul coup toutes les questions litigieuses ; mais il suffit, croyons-nous, d’en faire le relevé pour apercevoir les difficultés d’une pareille entreprise : Siam, le Maroc, Terre-Neuve, les Nouvelles-Hébrides, pour ne citer que les principaux points du globe sur lesquels porteraient les négociations, sont de bien gros morceaux pour un seul repas, même lorsque les convives en présence peuvent se réclamer d’Henri viii et de Rabelais. La seconde solution, ce serait un beau et bon traité d’arbitrage entre les deux nations : d’honnêtes députés sont en train d’y travailler. Les avantages passeraient sûrement les inconvénients ; encore faut-il se dire que si un problème vital venait à se poser, il n’y a point d’arbitrage qui y résisterait ; mais c’est précisément le caractère des rivalités franco-anglaises d’être partout importantes et nulle part essentielles.

La troisième solution reçut jadis l’adhésion anticipée de Cecil Rhodes. Cet audacieux génie avait entrevu la possibilité pour la France de servir de trait d’union entre l’Angleterre et la Russie ; il pensait avec juste raison que cette Triplice-là dominerait l’univers et ce n’est pas l’entrée de l’Italie dans une pareille combinaison qui l’affaiblirait. Certes l’œuvre serait de magnifique envergure et de réalisation délicate. La République possède un homme capable de l’entreprendre et de la mener à bien ; mais les haines des partis et les hasards ministériels le lui permettront-ils ?…

Après cela, il y aurait encore une quatrième façon de procéder, laquelle consisterait à ne point s’embarrasser de l’avenir et à se vendre les uns aux autres le plus de marchandises possible. C’est le point de vue de la rue de la Paix. Il a sa valeur et peut-être est-ce ainsi que l’entendait, de son côté, ce brave habitant de Regent Street qui avait écrit à sa fenêtre, l’autre jour, en lettres de carton sur de l’andrinople rouge : « Vive l’attente cordiale ! »