Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXIII

La bibliothèque libre.
Plon-Nourrit et Cie (p. 152-156).

LA LUMIÈRE DU NORD


30 avril 1904.

À la lueur des magnifiques clartés par lesquelles l’effort associé de l’enthousiasme méridional et de l’art pyrotechnique romain vient de célébrer la réconciliation définitive de la France et de l’Italie, il semble que soit apparue plus nettement l’insuffisance de leur génie national à les guider efficacement parmi les méandres de la civilisation moderne. Un peu d’inquiétude a tempéré dès lors la joie de ceux qui réfléchissent. Ils ont eu, ceux-là, la vision soudaine d’une confédération latine s’étiolant le long des portiques solennels, écrasée sous le poids des principes rigides, isolée dans l’absolu des conceptions théoriques. Ils ont éprouvé la sensation d’une atmosphère sublime mais irrespirable et, inconsciemment, leur pensée et leurs regards se sont portés vers le Nord pour y chercher un peu d’illogisme, d’imperfection et d’imprévu, — de quoi vivre enfin ! Sans doute Édouard Rod obéissait secrètement à quelque instinct du même genre en écrivant l’autre jour son admirable article — une des plus belles pages qui se soient échappées de sa plume — sur l’antinomie de la liberté et de l’égalité. Dès longtemps l’idéalisme latin s’efforce d’en faire les cariatides centrales de son impossible temple, et les ouvriers généreux qui travaillent indéfiniment à réaliser une telle architecture n’en aperçoivent pas le néant parce qu’ils contemplent le chantier sous l’éclat fulgurant d’une lumière plus propre à éclairer les palais des dieux que les habitations des hommes. Le demi-jour septentrional, avec les reflets atténués qu’il répand, avec les proportions indécises qu’il dessine, avec les distances inexactes qu’il suggère, mais aussi avec la méfiance réfléchie et l’audace virile qu’il inspire, est, après tout, un guide plus sûr pour notre humanité myope et trébuchante.

Le Nord ! — du gamla, du friska, du fjellhœga Nord, comme chantent les Scandinaves — il aurait dû réclamer une part d’honneur dans ces fêtes radieuses ; car, si, pour user d’une expression à la mode, c’est la renaissance latine qu’on vient d’exalter à Rome, il faut reconnaître que les influences et les exemples du Nord furent les meilleurs artisans de cette renaissance-là.

Comment pourrions-nous le nier, nous autres Français ? Nous sentons bien que notre force de relèvement depuis 1870 n’a point été faite du seul élan qu’après le désastre nous insufflèrent le patriotisme indompté et la sève inépuisable. Elle fut faite aussi des réformes profondes que subirent notre esprit scientifique, nos habitudes pédagogiques, notre compréhension des affaires et de l’activité individuelle. Or d’où venaient les éléments de ces réformes, sinon d’Allemagne, d’Angleterre et d’Amérique ? Lorsqu’il a prononcé dernièrement l’éloge académique de son éminent prédécesseur, M. Frédéric Masson s’est grandement honoré en payant aux savants d’outre-Rhin un juste tribut d’éloges. Et cela ne veut pas dire qu’ils aient atteint des sommets inaccessibles et qu’on doive renoncer à égaler leurs mérites ou à surpasser leurs résultats. Bien au contraire, leur œuvre demeure fort incomplète. Mais nul ne saurait nier sans mentir à l’évidence que les principaux d’entre eux n’aient instauré chez nous, avec toute la plénitude nécessaire, cette outrance du scrupule, ce fanatisme des textes, cette religion de l’exactitude qui constituent la force fondamentale d’une école scientifique et dont l’absence, si longtemps, avait causé la faiblesse de la nôtre.

Ce n’est pas apparemment d’Italie que nous aurions pu rapporter le germe d’une semblable rénovation. Est-ce l’Espagne qui nous aurait fourni des modèles pour transformer notre système d’éducation et pour assurer à nos adolescents les bienfaits d’un entraînement corporel dont jusqu’alors nous paraissions ignorer la valeur et d’un développement du caractère et de la virilité dont nous n’arrivions pas à trouver la formule ? En regard de ce qu’ont rêvé certains réformateurs à idées fixes, la réalité présente peut sembler minime ; mais quiconque voudra comparer l’état actuel des choses pédagogiques avec ce qui existait il y a vingt ans reconnaîtra la longueur et l’importance de l’étape qui a été parcourue. De même que la science française n’a rien sacrifié de son caractère national pour avoir appris à se servir des méthodes allemandes, de même notre pédagogie n’a point abdiqué son indépendance en mettant à profit l’expérience anglaise. Encore faut-il avoir la franchise d’admettre l’origine des principes que nous avons utilisés dans la réfection de ces rouages essentiels du progrès collectif.

Dresser le bilan d’une pareille importation n’équivaut pas à négliger l’ampleur de l’exportation parallèle. Ces mêmes États-Unis dont les mœurs audacieuses et le puissant esprit d’entreprise ont agi assez fortement sur notre mentalité pour entamer à fond notre vieil idéal de médiocrité dorée, ces mêmes États-Unis éprouvent aujourd’hui un impérieux besoin de se latiniser. L’ordre et la clarté dont nous avons trop — dont nous aurions beaucoup trop surtout si le rapprochement franco-italien devait produire des effets d’exclusivisme intellectuel et social, — eux n’en ont point assez. Aussi l’heure a-t-elle sonné pour la France d’un grand rôle à jouer dans le perfectionnement de cette civilisation transatlantique à laquelle, d’autre part, nous sommes redevables d’une conception énergique et rajeunie des droits de l’individu et de sa fonction dans l’État.

Plus encore que la France, l’Italie a bénéficié des robustes contacts qu’un juste sentiment de son intérêt et de son avenir l’a conduite naguère à s’imposer. Elle n’était, au lendemain de son unité, qu’un grand corps dégingandé impropre à plus d’une besogne nationale. Elle possédait, c’est certain, la maison de Savoie et ces phalanges de Piémontais têtus dont s’était servi Cavour. C’était beaucoup, ce n’était pas assez pour sa transformation en un organisme harmonieux, rapide à penser et souple à se mouvoir. Il lui fallait le préceptorat teuton afin d’apprendre ce que valent la discipline, la parade, l’abnégation, le respect humain, — ce mélange de qualités solides et de défauts brillants qui est indispensable à une nation pour faire son chemin. Parce que ce préceptorat nous a déplu, parce qu’en cette période de son développement, l’Italie moderne s’est parfois laissé entraîner vis-à-vis de nous à d’inutiles et regrettables aigreurs, ce n’est pas un motif pour méconnaître les avantages considérables qu’elle en a recueillis. Et si beaucoup d’Italiens en veulent à Francesco Crispi de ses excès de zèle qui souvent passèrent le but et entraînèrent en tout cas à des excès de dépenses, il en est peu certainement qui ne se félicitent, au fond du cœur, des services rendus par la politique continentale dont Crispi eut le tort de se faire le serviteur exalté au lieu d’en rester simplement l’adhérent convaincu. Politique brutale et rude, si vous voulez, mais féconde quand même ; l’Italie ne saurait s’en dégager tout d’un coup et faire table rase des vingt années qui achevèrent de s’écouler.

En venant s’asseoir au foyer latin pour y cultiver de prestigieux souvenirs et de nobles espérances, la France, de son côté, y apporte un sentiment sincère mais que contrôlent des faits puissants : l’alliance russe à laquelle elle entend demeurer fidèle en toute circonstance et qu’elle considère comme la base immuable de sa politique mondiale ; l’entente anglaise en laquelle elle aperçoit justement un inappréciable instrument de paix et la sauvegarde assurée de ses entreprises coloniales.

Telle est la part du Nord dans notre patrimoine actuel, — telle sa part dans celui de nos voisins. Ayons souci de n’en rien distraire et de verser, au contraire, dans le creuset du néo-latinisme le plus possible d’influences boréales. Si les Latins sont en marche vers un nouveau sommet, c’est par là seulement qu’ils sont assurés d’y parvenir.