Pages d’histoire contemporaine/Chapitre XXXIV

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Plon-Nourrit et Cie (p. 157-160).

LES LEÇONS D’UN CORTÈGE


18 mai 1904.

Il m’est arrivé d’Amérique dernièrement une de ces luxueuses brochures par lesquelles les gens de là-bas commémorent si volontiers les moindres circonstances de la vie publique et dont la distribution constitue l’épilogue obligatoire de toutes les fêtes. On dirait, à les feuilleter, qu’il s’agit de dépenser, en les publiant, le plus d’argent possible. Je me souviens d’un in-octavo relié en moire blanche qui traîne quelque part dans mes tiroirs ; il consacre le souvenir d’un banquet colossal offert en 1893 aux exposants de Chicago ; pour le remplir, on a mis sur une page les vins qui furent versés et sur une autre les hors-d’œuvre chargés d’aiguiser l’appétit des convives ; d’amples alinéas séparent la mention de chaque toast et la musique vocale est soigneusement groupée à part de la musique instrumentale. Enfin, les drapeaux de tous les États de l’univers — compris Saint-Marin et Liberia — sont figurés en admirables chromos sur le frontispice ; tout cela n’exige pas infiniment d’esprit mais c’est pesant et somptueux, gorgeous, comme s’exprime la langue anglaise en une sorte de gloussement satisfait ; cela étale la richesse du pays et la prodigalité des comités organisateurs.

La brochure que j’ai reçue ces temps-ci produit, par son aspect, une impression analogue ; mais elle renferme en plus des enseignements d’un ordre élevé sur lesquels je demande à attirer l’attention des Français qui me lisent. Elle relate les cérémonies qui eurent lieu à Saint-Louis du Missouri à l’occasion du centenaire de la cession de la Louisiane ; selon la coutume américaine, on « dédiait » en même temps les principaux bâtiments de l’Exposition universelle qui vient d’ouvrir. Force discours, naturellement, et force processions ; le chef de l’État présidait, accompagné du corps diplomatique, des gouverneurs des différents États de l’Union et d’un grand nombre de sénateurs et de membres du Congrès. Mais la personne la plus en vue après Théodore Roosevelt, celle qu’il plaçait constamment à sa droite et à laquelle il ne cessait de témoigner toutes sortes d’égards, n’était autre que son prédécesseur Grover Cleveland en qui le parti adverse s’appliquait alors à chercher un candidat éventuel à sa succession. Je voudrais évoquer l’image de M. Émile Combes conviant M. Jules Méline à l’assister pour distribuer des prix à quelque association polytechnique et cette image refuse obstinément de se dessiner dans mon esprit. Par contre, j’entends encore les clameurs indignées d’un de nos plus austères républicains un jour que, peu après l’élection de Félix Faure à la Présidence, le protocole se hasarda à témoigner une certaine déférence envers l’ex-président Casimir-Perier… On eût dit que la République était sur le point de périr, étranglée par les suppôts du despotisme.

D’excellents instantanés permettent de suivre pas à pas le défilé militaire de Saint-Louis. Toutes les milices des États avaient envoyé des détachements ; on les voit s’avancer précédés par de brillants états-major à la silhouette martiale et suffisamment empanachés. Au centre trottent, très fiers, des messieurs en redingote et en chapeau haut de forme qui saluent tout le temps et dont les monogrammes s’inscrivent en lettres d’or à l’angle du tapis de selle ; un peu ahurissant au premier abord ce mélange imprévu ; cela rappelle les grosses épaulettes à graine d’épinards que Louis XVIII plaquait sur sa redingote de rentier quand il sentait le besoin de se militariser un brin. Renseignements pris, ces pékins à escortes ne sont autres que les gouverneurs de New-York, du Connecticut, de l’Ohio, de la Louisiane, de l’Indiana, du Mississipi, de l’Illinois, du Missouri, de l’Iowa, du Kansas et de l’Utah, c’est-à-dire des politiciens dépendant directement du peuple souverain, des espèces de proconsuls désignés par le suffrage universel ; or le suffrage universel est enchanté de les voir ainsi caracoler à la tête des troupes ; il contemple avec quelque dédain les autres — infirmes apparemment ou ne sachant pas manier un cheval — qui se font traîner piteusement en voiture. Teddy, il est vrai, est lui-même en landau ; mais la nation connaît les talents équestres de son président, — elle ne s’étonne pas, elle comprend que c’est à cause des diplomates, ces gens empotés du vieux monde faits pour rouler continuellement dans des carrosses dorés.

Le voici arrêté, le landau présidentiel ; Roosevelt, debout, ôte son chapeau sans descendre et, souriant, dit quelque chose d’amène à des jeunes filles qui lui offrent des fleurs sous l’égide de dames noires à cornettes blanches ; ce sont les religieuses du Sacré-Cœur et leurs élèves. De nouveau je voudrais me représenter un cortège officiel de chez nous tournant le coin de la rue de Sèvres et happé au passage par l’hommage fleuri du couvent des Oiseaux. Mais je ne parviens à imaginer qu’une fuite éperdue vers la gare Montparnasse à seule fin d’éluder l’effrayant contact de ces présents cléricaux.

Viennent ensuite, dans la brochure, les portraits de six personnages graves qui, pendant les trois jours de fêtes, furent chargés d’ouvrir et de clore par des prières les séances au cours desquelles déborda, torrentueuse, l’éloquence officielle. « En vérité, s’écriera le naïf blocard, je croyais qu’au Nouveau monde les Églises et l’État vivaient complètement séparés ! » — Parfaitement, naïf blocard ; on vit séparé, chacun s’occupant à son gré de ses petites affaires ; seulement on se réunit pour célébrer le culte de la patrie chaque fois que l’occasion s’en présente ; c’est ainsi qu’on entend, là-bas, le régime de la séparation. Voilà pourquoi, à Saint-Louis, la première invocation fut adressée à Dieu par S. Ém. le cardinal Gibbons et la dernière par le rabbin Harrisson, un évêque anglican et des pasteurs méthodiste, baptiste et presbytérien ayant officié dans l’intervalle.

De ces choses on pourrait conclure que les lieues marines séparant Paris de Saint-Louis s’augmentent de lieues morales plus longues infiniment — et plus nombreuses. Mais la distance, jadis, n’était pas si grande. Ce président qui circule en compagnie de son prédécesseur, — ces gouverneurs d’État qui paradent à cheval sur le front des milices, — cette participation du catholicisme aux actes de la vie nationale, — ce rôle de plus en plus considérable réservé en toutes circonstances au sentiment religieux largement interprété, ce sont là des manifestations de l’esprit nouveau tel que, s’inspirant de son maître Gambetta, Spuller l’avait conçu naguère en ses rêves patriotiques. Évidemment, au temps de Grant ou même de Garfield, les citoyens des États-Unis se fussent formalisés de spectacles semblables ; ils y applaudissent aujourd’hui et leurs applaudissements sont, chaque pour, plus nourris et plus spontanés. Ils évoluent donc en sens inverse de nous. Mais ils n’évoluent pas seuls. Regardez de près l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie même… partout vous surprendrez les souffles précurseurs de l’esprit nouveau.

Ne craignez-vous pas que notre renaissance jacobine agrémentée d’antimilitarisme et d’impiété ne prenne l’air bien minable et bien efflanquée au sein d’un univers où grandissent de si visible manière le prestige de l’uniforme et le respect de la prière ?