Pages d’histoire socialiste, I/05

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V

Superstition fataliste sur la concentration du capital.

Chaque époque historique, chaque parti politique a été entiché de telle ou telle idée fausse et souvent nuisible, admise pourtant par tout le monde comme une évidence. Des hommes de grande capacité et de grand talent subirent l’influence de pareilles idées, aussi bien que les esprits de second ordre qui acceptent les opinions d’autrui sans s’inquiéter de leur valeur. Et si, par hasard, l’une de ces fausses appréciations vient à être, après discussion, formulée sous une forme scientifique et philosophique, sa domination néfaste s’étend alors sur plusieurs générations.

Il est une formule, une loi erronée, en laquelle nous tous, les socialistes sans distinction d’écoles ni de fractions, avons eu jusqu’à présent une foi aveugle. Je parle de la loi de concentration du capital formulée par Marx et admise par tous les écrivains et orateurs socialistes. Entrez dans une réunion publique, prenez la première publication socialiste, — vous y entendrez ou lirez, que, d’après la loi spécifique du capital, ce dernier se concentre entre les mains d’un nombre de capitalistes de plus en plus restreint, que les grandes fortunes se créent aux dépens des petites, et que le gros capital s’accroît par l’expropriation des petits capitaux. Cette formule si répandue est la base fondamentale de la tactique parlementaire des socialistes d’État. Avec elle, la solution de la question sociale, conçue par les grands fondateurs du socialisme moderne comme une complète régénération de l’individu ainsi que de la société au point de vue économique et moral, devenait si simple et si facile… Pas besoin d’une lutte économique de chaque jour entre l’exploiteur et l’exploité, nulle nécessité de pratiquer dès aujourd’hui la solidarité entre les hommes… rien de semblable. Il suffit que les ouvriers votent pour les députés qui se disent socialistes, que le nombre des derniers augmente jusqu’à devenir une majorité au Parlement, et alors on décrétera un collectivisme ou communisme d’État, et tous les exploiteurs se soumettront paisiblement au vote du Parlement. Ils ne tenteront pas la moindre résistance, car leur nombre, selon la loi de concentration capitaliste, aura infiniment diminué.

Quelle belle et facile perspective ! Pensez donc ! sans effort, sans souffrance, une loi fatale nous prépare un avenir de bonheur. Il est si attrayant d’envisager les difficultés d’un problème ardu au travers de couleurs riantes, surtout quand on est illusionné au point d’avoir la profonde conviction que la science elle-même, la philosophie moderne nous enseignent cette vérité si consolante. Et justement cette prétendue loi présente, dans l’exposé de Marx, tous les attributs d’une vérité absolue de la science et de la philosophie modernes.

« L’appropriation capitaliste, conforme au mode de production capitaliste, constitue la première négation de cette propriété privée qui n’est que le corollaire du travail indépendant et individuel. Mais la production capitaliste engendre elle-même sa propre négation avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature. C’est la négation de la négation… » (triade absurde de la dialectique métaphysique !) L’expropriation s’accomplit par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste, lesquelles aboutissent à la concentration des capitaux. Corrélativement à cette centralisation, à l’expropriation du grand nombre de capitalistes par le petit, etc.[1]… À mesure que diminue le nombre des potentats du capital qui usurpent et monopolisent tous les avantages de cette période d’évolution sociale, s’accroît la misère. » (Capital, p. 342, édition française.)

Oui, la misère s’accroît, mais non chez la bourgeoisie, non chez les petits capitalistes, mais bien chez les ouvriers, chez les producteurs.

Depuis la publication du Capital, il s’est écoulé trente ans ; depuis que Marx formula cette loi qui doit agir « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature », cinquante ans pleins se sont écoulés. Selon toute probabilité, la loi devrait être justifiée au moins par quelque phénomène économique. Durant ce temps-là, la production et l’échange ont pris un élan inouï, les immenses fortunes privées, des milliards ont surgi, des compagnies colossales se développèrent. … selon cette loi, il faudrait que le nombre des petits capitalistes ait diminué. En tout cas, aucun accroissement dans leur nombre ne devrait avoir eu lieu… n’est-ce pas ? Essayons de voir ce que nous dit la statistique d’Angleterre. Je me borne à ce pays, parce qu’il est renommé pour un pays de production capitaliste par excellence, et parce que Marx lui-même basait toutes ses spéculations dialectiques sur l’analyse de la vie économique d’Angleterre, sans tenir compte du restant de la terre.

D’abord quelques chiffres sur l’enrichissement général.

Les richesses nationales de l’Angleterre se sont accrues depuis le commencement de ce siècle comme il suit :

En millions de francs :
1812
1840
1860
1888




Maisons
6.375
7.000
8.750
10.350
Chemins de fer
525
8.700
21.625
Flotte
375
575
1.100
3.350
Marchandises
1.250
1.550
4.750
8.600
Ameublement, objets d’art, etc.
3.250
9.250
14.500
30.300




   Totaux.
11.250
18.900
37.800
74.225


Ces chiffres nous indiquent bien clairement la véritable origine de la formation des grandes fortunes. En prenant la somme totale des richesses, sans compter la valeur des maisons, nous voyons que la somme modeste de 4.875 millions de 1812 s’est élevée en 1888 à 63.875 millions, autrement dit a été multipliée par treize.

Le même progrès dans l’accroissement des richesses s’observe dans tous les pays civilisés. Pour la France, d’après les tableaux de Fournier de Fleix et Yves Guyot, les chiffres correspondants sont les suivants :

En millions de francs :
1824 1840 1873 1888




Maisons
7.750
18.000
28.950
42.602
Chemins de fer
250
6.750
13.300
Flotte
175
175
300
325
Marchandises
475
575
3.060
3.875
Ameublement, objets d’art, etc.
6.375
9.000
16.875
21.300


Pour mieux en connaître le mode de distribution, il faut consulter les chiffres d’impôt de testaments, d’héritages et de successions.

D’après les rapports officiels pour les années 1886-1889, il y avait en Angleterre à cette époque :

Classes des possesseurs. Nombre de familles. Propriété évaluée par famille. Valeur totale des propriétés.
Millionnaires
700
21.750.000
14.962.000.000
Très riches
9.650
4.750.000
45.850.000.000
Riches
141.250
662.500
58.200.000.000
Moyennes
730.500
80.000
98.400.000.000
Nécessiteuses
2.008.000
8.000
14.000.000.000
Pauvres
3.916.000


Que ces chiffres sont instructifs : 882.100 familles possédant 217 milliards ! tandis que les deux millions de familles à 8.500 francs ont seulement 14 milliards.

Voyons de combien ont varié les chiffres depuis 1845-1850, époque à laquelle la loi de Marx a été formulée.


Années.
Propriété laissée en moyenne par chaque décédé.
1837-1840
    2.393 francs.
1841-1850
2.475     »
1861-1870
4.000     »
1871-1880
5.250     »
1881-1885
6.775     »


En évaluant la moyenne d’accroissement à 125 francs par an, nous trouvons que, cette année (1896), chaque sujet de Sa Majesté britannique pourrait disposer d’une fortune moyenne de 8.000 francs, ou chaque famille ouvrière de plus de 40.000 francs. Et l’on voudrait nous persuader qu’en Angleterre, de nos jours, il ne serait pas possible de réaliser le bien-être pour tous !… Mais revenons à nos chiffres. D’après le rendement de l’impôt sur les successions, nous avons les chiffres suivants :

Années : 1840 1877


Fortunes de 2.500 à 125.000 francs.
17.936
36.438
Fortunes au-dessus de 125.000 francs
1.989
4.478


À partir de 1887, l’accroissement de l’impôt sur les successions ainsi que celui sur le revenu progressent comme il suit :


Années. Revenu de l’État.
Héritages. Impôt sur le revenu.
1876-1877… 126 millions 125 millions
1880-1881… 151       » 251       »
1884-1885… 176       » 300       »
1888-1889… 160       » 316       »
1890-1891… 175       » 331       »
1892-1893… 230       » 245       »
(Ces chiffres sont un peu au-dessous de la réalité.)

Il ne faut pas oublier que les fortunes au-dessous de 100 livres sterling (2.500 fr.) sont libérées d’impôt de succession.

En 1840, il y avait seulement 5,4 0/0 de toute la population payant 500 francs et plus d’impôts par an : en 1880, ce rapport monte à 14,5 0/0. Depuis 1850, l’accroissement du nombre des contribuables gagnant plus de 5.000 francs par an suivit la progression suivante :


Années. Nombre de contribuables. Par 10.000 habitants.
1850 065.389 23
1860 085.530 30
1870 130.375 42
1880 210.430 63
1886 250.000 70


On voit qu’en trente-six ans, le nombre des contribuables ayant un revenu annuel supérieur à 5.000 francs a quadruplé et relativement à la population a triplé.

Tous les chiffres précédents nous montrent l’énorme enrichissement de la bourgeoisie, mais pour revenir à notre sujet, il nous reste à voir si cet accroissement ne s’est pas accompli au profit des gros par la ruine des petits capitalistes. Pour éviter de donner la moindre prise aux objections, je me bornerai exclusivement aux données fournies par les tableaux de l’impôt sur le revenu, sur l’industrie, le commerce et les banques. Comparons les chiffres à vingt ans de distance pour que l’influence de la prétendue loi puisse mieux se manifester. Prenons le nombre des contribuables en 1868-1869, et celui de 1889.


Revenu annuel Nombre des contribuables Accroissement
en francs. 1868-1869. 1889. pour 100.
De 3.750 à
5.000 92.593 162.714
Jusqu’à
7.500 57.650 106.761
» 10.000 24.854 45.133
» 12.500 12.421 18.462


187.518 333.070 77.7
» 15.000 9.528 11.964
» 17.500 5.485 7.423
» 20.000 3.410 4.671
» 22.500 3.059 3.961


» 21.482 28.019 30.4
» 25.000 1.222 1.831
» 50.000 8.959 11.850
» 75.000 2.666 3.562
» 100.000 1.320 1.692


» 14.167 18.935 33.6
» 250.000 1.360 1.859
» 1.250.000 740 969
Au-dessus de
1.250.000 52 79


2.152 2.907 35.0
Augmentation de la population pendant le même laps de temps
20.0
(Un seul des nombres ci-dessus ne se rapporte pas à l’année 1869, mais à 1875-76. C’est celui de 92.593 représentant le nombre de contribuables ayant un revenu de 3.750 à 5.000 francs.)

Il résulte de l’examen de ce tableau une constatation qui ne s’accorde guère avec la prétendue loi. Tout au contraire.

Ni le nombre des « potentats » du capital, ni celui des petits capitalistes n’a diminué. Le nombre des derniers a augmenté beaucoup plus vite que celui des premiers. Tandis que chez les riches nous trouvons un accroissement de 30 0/0, chez la petite bourgeoisie l’accroissement est de 77 0/0. Cela veut dire que pendant que les endormeurs bernaient le peuple en lui chantant que le nombre de ces exploiteurs diminuait, en réalité ce nombre augmentait si bien qu’il a triplé de 1850 à nos jours. On s’est trompé, alors, sur l’effet de cette loi de la métaphysique allemande ? cette loi « d’expropriation du grand nombre des capitalistes par le petit ? » Comment s’est-il fait qu’une loi qui agit « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature » se manifeste dans la vie réelle par des résultats tout contraires à ses prescriptions ?

Mais tout simplement parce que jamais une loi pareille n’exista ! L’erreur provient de l’influence néfaste exercée par la métaphysique hégélienne avec l’aide de la méthode dialectique patronisée par Marx et Engels. Et cette influence a pénétré aussi bien en morale et en art que dans le socialisme.

Et dire que, pendant quarante ans, on a répété aux ouvriers du monde civilisé ce néo-fatalisme métaphysique aussi beau que celui des musulmans !… Non seulement les ambitieux ignorants composant le parti marxiste français ainsi que la nouvelle couche d’aristocratie européenne, connue sous le nom de « députés socialistes », mais encore des hommes de grande valeur et de grand courage, de large instruction et de haut talent, répètent la même erreur…

Si seulement on savait quel tort cette loi fataliste porta au socialisme moderne ! C’est grâce à elle que dans le « Manifeste du parti communiste » Marx et Engels formulèrent que l’émancipation de la classe ouvrière doit se faire par une lutte de classes et que la lutte des classes est toujours une lutte politique ; c’est elle qui fait la base de la tactique social-démocratique ; c’est à elle que nous sommes redevables du non-sens qui fait de la question sociale une simple question de réformes politiques ; enfin, c’est elle qui a donné aux ignorants de la nouvelle aristocratie allemande l’audace de présenter au Congrès socialiste international de Zurich, en 1893, une résolution socialiste ainsi conçue :

« La lutte contre la domination et l’exploitation de la classe dirigeante doit être politique et avoir pour but la conquête du pouvoir politique. »

Cette formule est la négation même du socialisme.

La puissance des classes dirigeantes s’appuie sur les richesses produites par le peuple et détenues par elles. Par conséquent, pour s’émanciper de leur domination, il faut que le peuple cesse de se laisser dépouiller par ces classes du produit de son travail. Il faut, comme disaient Owen et Thompson, que l’ouvrier retienne pour lui la plus-value. C’est non par une lutte politique qu’on la retiendra, mais par la lutte économique non par le bulletin de vote, mais par les grèves ; non par une comédie parlementaire, mais par une grève générale bien organisée et triomphante que le peuple pourra inaugurer une ère nouvelle, — l’ère de l’égalité économique et sociale, de solidarité éclairée par la lumière de l’instruction intégrale réellement scientifique et non métaphysique.


  1. Dans le texte anglais publié par Engels après la mort de Marx, il y a la phrase : « Un capitaliste tue beaucoup de capitalistes. »