Pages d’histoire socialiste, I/08

La bibliothèque libre.

VIII

L’explication matérialiste de l’histoire.

Nous connaissons déjà la valeur des « grandes découvertes » qu’Engels attribua à Marx et à lui-même indirectement ; nous connaissons aussi le rôle d’exploiteur et d’oppresseur dévolu à l’État si cher aux disciples d’Engels. Il nous reste à étudier la troisième découverte, celle de « l’explication matérialiste de l’histoire ». Écoutons la définition qui en est faite par Engels[1] :

« La conception matérialiste de l’histoire se base sur cette idée : que la production et l’échange des produits, valeurs, etc., forment le fondement de toute organisation sociale ; dans chaque société humaine, la répartition des richesses et la formation des classes ou des états dans la société sont le résultat du mode de production et d’échange pratiqué par la société. »

L’idée elle-même, sauf quelque exagération dans l’affirmation, est juste : le mode de production nous indique l’état de la culture et de la civilisation de telle société, de telle période historique. Mais cela était connu bien avant 1845 et même avant le 28 novembre 1820, jour de naissance de F. Engels[2]. Seulement, on appelait cela le rôle, l’influence des facteurs économiques dans l’histoire. Mais l’ensemble des facteurs économiques, que nous appelons économisme, n’est pas encore le matérialisme. Le mode de production est seulement un facteur, ou plutôt un élément parmi beaucoup d’autres qui servent aux généralisations évolutionnistes, connues sous le nom des doctrines matérialistes. La partie ne peut contenir le tout ; l’économisme ne constitue pas la doctrine matérialiste. Nous connaissons beaucoup d’auteurs qui admettaient l’influence des conditions et des relations économiques sur le développement de l’humanité, et qui, en même temps, étaient non seulement idéalistes et métaphysiciens, mais déistes accomplis, chrétiens fervents. Voici Guizot, qui traçait l’histoire de l’antagonisme des classes en Angleterre au dix-septième siècle et qui était bigot comme un trappiste. Voici Niebuhr, le grand fondateur de l’école historique allemande, dont Mommsen est un des plus brillants représentants. Niebuhr, encore au commencement de ce siècle, déclara que la légende de Tite-Live sur l’origine de Rome doit être rejetée et qu’il faut étudier l’histoire d’après les conditions et les institutions économiques et sociales du peuple romain. De là datent les études classiques sur la législation agraire de Licinius Stolon et des Gracchus ; de là les recherches minutieuses de Mommsen… Mais Niebuhr, Mommsen et toute l’école allemande étaient bien loin du matérialisme…

Même, si nous remontons jusqu’au premier historien qui ait indiqué l’influence des conditions cosmiques et économiques sur le progrès et le développement de l’humanité, si nous allons consulter Vico (1668-1744) et son traducteur français Michelet, qui à son tour, dans ses recherches sur l’origine du droit français, insistait sur l’état économique de la nation, nous trouvons qu’ils ne font aucune mention du matérialisme. Adam Smith, autre homme de génie, fondateur de l’économie politique, celui qui donna en 1776 les deux formules fondamentales : a) le travail est la seule source de la richesse sociale, b) et l’augmentation des richesses dépend des conditions économiques et sociales du travail et du rapport entre le nombre des producteurs et celui des non-producteurs, — eh bien, ce modeste philosophe n’a jamais prétendu au matérialisme. — Un autre économiste, A. Blanqui, moins profond et moins original que A. Smith, formulait en 1825 comme il suit le rôle des éléments économiques dans l’histoire :

« … Je ne tardai pas à m’apercevoir qu’il existait entre ces deux sciences (l’histoire et l’économie politique) des rapports tellement intimes qu’on ne pouvait les étudier l’une sans l’autre, ni les approfondir séparément. … La première fournit les faits ; la seconde en explique les causes… Je suivis pas à pas les grands événements… il n’y a jamais eu que deux partis en présence : celui des gens qui veulent vivre de leur travail et celui des gens qui veulent vivre du travail d’autrui… Patriciens et plébéiens, esclaves et affranchis, guelfes et gibelins, roses rouges et roses blanches, cavaliers et têtes rondes, libéraux et serviles — ne sont que la variété de la même espèce. »

L’économie politique explique les causes des événements historiques, dit Blanqui ; ses contemporains Mignet, Augustin Thierry, etc., disent de même. En Angleterre, J. S. Mill, dans son analyse du premier volume de l’Histoire de France par Michelet, en faisant la classification des écoles historiques, définit, avec sa lucidité habituelle, que l’histoire, comme science moderne, s’occupe des causes et des lois sociales et cosmiques qui régissent le développement de l’humanité (Dissertations et Discussions). — H. T. Buckle, dans la belle tentative qu’il fit de retracer l’influence des lois cosmiques, des conditions sociales et même de la nourriture dans l’histoire, dit que « l’accumulation de la richesse est un des premiers facteurs, et, sous beaucoup de rapports, un des plus importants » (p. 38. Voir aussi pages 48, 50 à 53.) Un contemporain de Marx et Engels, mais qui les ignorait complètement, T. Rogers, l’auteur du grand ouvrage : Six siècles de travail et de salaire, publia son volume de l’Interprétation économique de l’histoire, où il analyse toute l’histoire d’Angleterre au point de vue économique. — Peut-on appliquer l’épithète de matérialiste à aucun de ces savants de nationalités différentes ? Certainement non. Ils furent des savants, des chercheurs de la vérité ; ils appliquèrent la méthode des recherches scientifiques à l’étude de l’histoire et ne purent donner aux résultats de leurs travaux que le nom d’explication économique de l’histoire.

Comment est-il donc arrivé qu’Engels, écrivant spécialement pour les ouvriers qu’écrase un travail incessant et qui n’ont ni le temps ni les moyens de vérifier ses assertions, comment se fait-il qu’Engels appelât « matérialisme » ce que les savants appelaient économisme ? Pourquoi, au lieu de dire aux ouvriers : « Mes amis, la science tout entière démontre que le bien-être et le développement du genre humain est créé par votre travail, que l’avenir de l’humanité dépend de notre bonheur et des conditions favorables à notre activité productive (A. Smith), que, par conséquent, il est obligatoire pour la classe ouvrière de détruire au plus tôt l’organisation de l’État et des classes exploitrices et oppressives… » pourquoi, je le demande, au lieu de faire un exposé scientifique, a-t-il raconté de telles histoires aux braves et honnêtes gens qui le croient sur parole ? Et quel résultat obtient-on par cette méthode plus qu’étrange ? C’est ainsi que des politiciens, hommes sans scrupule, que leur ignorance complète rend incapables du moindre travail intellectuel, apprennent par cœur deux petites brochures d’Engels et une vulgarisation de Marx, puis se posent comme hommes de science. Une fois envoyés au Parlement par les ouvriers abusés dans leur bonne foi, ils déclarent que jamais avant eux le socialisme n’a été représenté au Parlement… Comme si jamais L. Blanc, Proudhon et autres n’avaient existé !

Mais quelle déception pour les gens honnêtes d’apprendre plus tard la mystification dont ils ont été victimes !

Je me souviens d’une discussion avec un social-démocrate, jeune homme possédant une bonne instruction et ayant beaucoup lu, mais, malheureusement, depuis quelques années complètement plongé dans les brochures et publications médiocres du parti, publications censurées par Engels ou par Auer. Mon interlocuteur m’avait lu sur un air triomphant, comme une chose toute nouvelle et complètement « matérialiste », un passage de la polémique d’Engels contre le professeur Dühring.

« Issue d’une origine animale, l’humanité est apparue dans l’histoire en un état semi-animal : sauvages impuissants devant la nature, sans aucune idée de leur propre force et de leurs capacités, les hommes étaient pauvres et misérables comme les animaux, et ne produisaient pas plus que ces derniers. »

Au lieu de répondre, je pris les Ruines de Volney et je lus :

« Dans l’origine, l’homme formé nu de corps et d’esprit se trouva jeté au hasard sur la terre confuse et sauvage : semblable aux autres animaux, sans expérience du passé, sans prévoyance de l’avenir, il erra au sein des forêts, guidé seulement et gouverné par les affections de sa nature ; par la douleur de la faim, il fut conduit aux aliments ;… par les intempéries de l’air, il désira couvrir son corps, et il se fit des vêtements ; par l’attrait d’un plaisir puissant, il s’approcha d’un être semblable à lui et il perpétua son espèce. » (Les Ruines, Paris, l’an VII de la République).

Il fallait voir la déception du jeune homme…

Si, chez Volney, il manque les deux mots « issu d’animal », c’est que l’ouvrage de Darwin apparut en 1859, et Engels, quoique, ainsi que nous le verrons plus loin, opposé au matérialisme des naturalistes, pour se faire lire, admet la descendance de l’homme, prouvée par eux. À part cela, on croirait qu’Engels ait copié Volney… Mais est-ce que Volney fut l’initiateur des idées citées ? Pas du tout. Esprit éclairé et d’un talent littéraire hors ligne, il propagea les idées de son temps et, si je cite Volney et A. Blanqui, c’est bien pour prouver que l’explication économique n’était pas, depuis le commencement du siècle dernier, une conception connue seulement des hommes d’un génie exceptionnel, mais qu’au contraire elle était une doctrine adoptée par tous les gens éclairés. Et si Engels crut qu’en s’assimilant les idées élaborées et répandues depuis longtemps chez les gens éclairés, et en en changeant le nom, il devenait un bienfaiteur de l’humanité, il se trompa étrangement. Et la gloire de la découverte n’en reste pas moins à Vico et aux Encyclopédistes, à Adam Smith et aux philosophes anglais, à Niebuhr et à la brillante école historique allemande…

La science n’est pas coupable si Engels a fait un méli-mélo de toutes choses, s’il a amalgamé la métaphysique avec la science, le matérialisme avec l’économisme, et si ce prétentieux personnage se prononce contre le matérialisme des naturalistes, le seul que la science affirme… Car aussi invraisemblable que ce soit, le fait existe, et les ouvriers allemands, qui ont eu le malheur de lire les brochures d’Engels, sont persuadés que la métaphysique de Hegel, c’est la science avec ses systèmes de transformisme, d’évolution et de monisme, tandis que la science inductive de Bacon, de Locke, de Lamarck, de Darwin et de Helmholtz n’est que de la métaphysique. La science désignait sous le nom de métaphysique une vieillerie scolastique qui prêcha cette absurdité que la nature et tout ce qui nous entoure n’est rien d’autre qu’un reflet de nos idées innées, et que, pour connaître le monde physique, il faut étudier non la nature, mais les faits et les phénomènes surnaturels de l’esprit ; de là dériva le mot métaphysique (méta physika, au-dessus de la physique, de la nature — ceci à l’adresse des scientistes).

Le coup mortel à cette stupidité théologique et supernaturelle fut donné par Bacon et Locke, par Voltaire et les Encyclopédistes, par toute la philosophie anglaise. Ces glorieux précurseurs de la science de notre temps ont établi que notre savoir, nos idées sont le résultat de l’observation et de l’étude de la nature et que, par conséquent, il faut étudier la nature et ses phénomènes dans leurs manifestations et leur origine d’après la méthode inductive… Savez-vous ce qu’enseigna Engels aux ouvriers ?

« Transportée dans la philosophie par Bacon et Locke, cette méthode (conception inductive de la nature) produisit l’étroitesse intellectuelle bien caractéristique des siècles derniers (?), et créa la méthode de raisonnement métaphysique. »

Cette affirmation d’Engels, plus cette autre également de lui que les doctrines évolutionnistes et transformistes, c’est-à-dire la science des naturalistes, dérivent de la philosophie de Hegel, ne sont ni plus ni moins qu’erreurs flagrantes et contraires à toute la terminologie scientifique. C’est Marx lui-même qui lui donne un démenti solennel :

« Dénoncée et renversée par le matérialisme français, la métaphysique du dix-septième siècle a eu sa revanche et sa restauration dans la philosophie spéculative allemande du dix-neuvième siècle. Depuis que Hegel a fondé son empire métaphysique universel, les attaques contre la théologie, analogues à celles du dix-huitième siècle, se sont renouvelées et sont dirigées en général contre toute la philosophie spéculative, contre toute la métaphysique. » (K. Marx, Sur le matérialisme français au dix-huitième siècle.)

La science n’est pas non plus coupable si Engels, plongé dans les absurdités métaphysiques, crut, jusqu’en 1842, que le monde, que la nature, cette belle nature vivante et vivifiante, était une expression de ses idées baroques. Car c’est à cette croyance métaphysique, que tout ce qu’il voyait ou lisait devait être un reflet de ses propres idées, qu’il faut attribuer son étrange manie de revendiquer la paternité des idées et systèmes élaborés par la science longtemps avant sa naissance.

Nous ne pourrions pas autrement expliquer ses prétentions ridicules, ses exposés fort peu scientifiques. Faut-il supposer qu’il ne soupçonnait même pas l’existence de toute cette littérature historique ? Dans ce cas… quel étrange « chef » de la science d’un parti scientifique !… Un exemple montrera la façon d’agir : Il ignorait complètement que l’idée principale de la doctrine athéiste de Feuerbach — que l’homme divinisa sa propre nature humaine dans ses dieux — était un lieu commun chez les philosophes et les publicistes français plus d’un demi-siècle avant la publication de l’ouvrage de Feuerbach. Dans les Ruines de Volney, nous lisons : « … Ainsi que le monde dont il fait partie, l’homme est régi par des lois naturelles, régulières dans leur cours, conséquentes dans leurs effets, immuables dans leur essence (page 39)… Ce n’est point Dieu qui a fait l’homme à son image ; c’est l’homme qui a figuré Dieu sur la sienne ; il lui a donné son esprit, l’a revêtu de ses penchants, lui a prêté ses jugements. » (Page 85.)

Engels savait tout ça, dira-t-on. Soit ! mais, dans ce cas, pourquoi a-t-il déployé tant de mauvaise foi et s’est-il efforcé de créer une confusion plus que déplorable dans la conscience du prolétariat ? et dans quel but détournait-il l’opinion du lecteur ? Certainement pas au profit du socialisme.


  1. Tous les compilateurs social-démocrates de tous pays déclarent que l’exposé de ce matérialisme dans l’histoire a appartenu à Engels, et que Marx en formula seulement le principe. Nous verrons plus bas que l’auteur de cet exposé quelque peu étrange est en pleine contradiction avec Marx. Ce dernier, révolutionnaire de conviction, n’a jamais nié le rôle de la force et de la lutte dans l’histoire ; jamais non plus n’affirma-t-il que les sciences inductives « sont connues sous le nom de métaphysique ».
  2. M. Kerkup, dans son History of socialism, indique aussi que cette espèce de matérialisme était connue bien avant Marx.