Pages d’histoire socialiste, I/07

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VII

Le rôle de l’État dans l’économie sociale

Si la loi de la concentration capitaliste détourna beaucoup de socialistes de la lutte économique et poussa les masses exclusivement vers l’agitation électorale, ce fut un mal, mais un mal partiel. En Allemagne, par exemple, où le parti social-démocrate se vante d’un succès inouï, les conditions du travail sont très inférieures, non seulement à celles de l’Angleterre, où la masse lutte toujours sur le terrain économique, mais à celles de la France[1]. Et pourtant le mal reste partiel, car la majorité des travailleurs, instinctivement, s’en tient à la lutte économique par les grèves. Mais si nous assistons de nos jours à un développement néfaste de la toute-puissance de l’État qui centralise tout, paralyse les forces productives et la vie intellectuelle, enchaîne la population européenne et dévore les peuples par ses millions de fonctionnaires et ses armées permanentes, et si surtout la masse populaire se soumet au despotisme de n’importe quelle autorité, la responsabilité en incombe en grande partie à l’école social-métaphysico-autoritaire et démocratique allemande.

Avant que la doctrine social-démocratique ne prît un développement important, tous les esprits indépendants, tant dans la bourgeoisie que dans le peuple, tâchaient d’amoindrir l’influence de l’État dans la vie sociale, de réduire le nombre de ses fonctionnaires et d’alléger sa responsabilité financière. Sous l’influence de la révolution dans l’Amérique du Nord et de la fondation des États-Unis, les idées d’autonomie et de fédéralisme commencèrent à gagner les sympathies des masses. Les libéraux-politiciens aussi bien que les socialistes avant 1848 étaient tous partisans de la pleine autonomie des groupes productifs. Louis Blanc, lui-même, cet admirateur des Jacobins de la Convention et de leur devise : « République une et indivisible », reconnaît dans son projet d’ « organisation du travail », au sujet des « ateliers nationaux », que « le crédit aux pauvres étant organisé, l’État n’aurait plus aucun droit de s’immiscer dans la vie autonome des associations ». Mais la social-démocratie s’étant mise à prêcher qu’il faut laisser l’État tout absorber, tout centraliser, et qu’un beau jour, au lieu des Hohenzollern et de Bismarck, ce seront des Liebknecht, des Engels et des Bebel qui, appuyés sur l’armée du travail[2], nous organiseront un paradis terrestre, toute idée d’autonomie est tournée en ridicule, le fédéralisme fut poursuivi dans l’internationale, et Liebknecht déclara avec un orgueil bien risible : « Je suis l’adversaire de toute république fédérative[3]. »

Nous connaissons déjà suffisamment leur théorie fondamentale en économie. Voyons un peu si leur amour pour l’État est mieux justifié que leur fatalisme économique. Dans l’analyse qui suit, je me bornerai exclusivement à la France, avec son État centralisé et tout-puissant.

Tout le monde sait que chaque événement de la vie sociale et organique est accompagné d’une dépense de force. Si les dépenses d’une entreprise en surpassent les profits, les hommes de bon sens l’abandonnent. Il en est de même dans la vie sociale : une institution nuisible finit toujours par être rejetée. Du temps de nos pères, quand la métaphysique allemande avec ses lois et ses hypothèses fantaisistes n’avait pas encore envahi le socialisme, tout le monde se révoltait contre les dépenses inutiles de l’État, contre la charge écrasante de l’impôt. Et que prenait-il alors ?

Le tableau suivant nous l’indique :


Dépenses de l’Etat
en millions de francs.
Accroissement de
1750 à 1889.
Années :
1750
1810
1850
1889
Allemagne
175
287
695
3.867
22 fois
France
355
1.000
1.275
3.045
9  »  
Russie
40
275
975
2.220
55  »  
Italie
37
113
300
1.700
48  »  


Ils étaient donc bien niais les gens de la grande Révolution, en se soulevant contre les charges d’État ! Le socialisme « scientifique » enseigne aux peuples qu’il faut supporter avec joie des dépenses 22, 48 et 55 fois plus fortes qu’autrefois. Mais moi, anarchiste ignorant, j’approuve la révolte de nos grands-pères et je signale l’état de ruine complète du peuple en Russie, où les charges sont 55 fois plus lourdes qu’autrefois, la misère de l’Italie avec une augmentation de charges analogue, et l’Allemagne où fleurit la social-démocratie et où les ouvriers travaillent jusqu’à 15 et 18 heures par jour pour un salaire de 2 francs.

Mais, dira-t-on, si les dépenses d’État sont augmentées, c’est le peuple qui en profite. Vraiment ? Essayons de voir cela de près.

Le budget de la France en 1892 demandait 3.180.077 692 francs.

De cette somme énorme, on donnait à la bourgeoisie en intérêts sur la Dette publique
1.284.191.374 fr.
À la même bourgeoisie pour administration des finances, perception d’impôts, gouvernement, etc
1.193.494.440   »
À la même bourgeoisie pour fournitures de l’armée, au moins un tiers des dépenses militaires, soit
285.142.000   »

Allocation totale de la bourgeoisie
(À reporter)
2.762.827.814   »
                              Report
2.762.827.814   »
Si nous ajoutons les dépenses militaires qui sont destinées à la protection de la même bourgeoisie
570.282.000   »

Il reste une somme bien modeste de
446.967.878   »
pour l’instruction, les postes et les travaux publics, sur lesquels la bourgeoisie gratte bien une bonne part.

Au budget de l’État, il faut ajouter 500 millions de budgets municipaux dont un tiers est distribué aussi entre les gouvernants et les exploiteurs… Nous constatons que l’État, si adulé et si prôné par les métaphysiciens allemands, dépouille, chaque année, le peuple français, au profit de la bourgeoisie, de trois milliards et demi ! C’est une jolie somme à distribuer. Elle représente un tiers de tout ce dont la bourgeoisie tout entière spolie le peuple par l’exploitation directe. Car, d’après les calculs de Leroy-Beaulieu, le revenu annuel de toute la France est égal à 25 milliards de francs, lesquels sont partagés à peu près comme il suit :

À l’État reviennent
4.000.000.000 fr.
À la bourgeoisie, en comptant 9 millions de producteurs gagnant, pour les patrons, 2 fr. 50 par jour
8.212.000.000  »
Consommation nationale, en comptant 0 fr. 50 par jour et par tête
7.300.000.000   »
Frais de la production
5.488.000.000   »

Trois milliards et demi donnés par l’État, plus de huit milliards arrachés sous la protection du même État, soit près de douze milliards que les exploiteurs de France peuvent partager entre eux chaque année.

À présent, lecteurs, comprenez-vous pourquoi le nombre des capitalistes augmente sans que les millionnaires dévorent la petite bourgeoisie ? Avec cette énorme somme, on peut créer en France par an 11.712 millionnaires, 23.424 fortunes de 500.000 francs ; ou plutôt, cette somme se répartit dans la bourgeoisie tout entière : elle nous gouverne, fait les lois à son profit, prospère et se multiplie.

D’ordinaire on déclame beaucoup contre l’exploitation accomplie par les plus petits entrepreneurs privés et en même temps on chante la gloire et les bienfaits de l’État, ce Moloch des temps modernes ; on lui sacrifie l’individu, le bien-être, la liberté et l’honneur de tous. Mais ce fétiche impose ses propres conditions, ses besoins aux masses subjuguées. Et, quelle que soit la forme du gouvernement, il épuise les forces productives et la vie sociale d’une nation. Un des besoins les plus immoraux de l’État — soit sous la monarchie despotique, constitutionnelle, ou sous la République — est d’augmenter le nombre de ses fonctionnaires, c’est-à-dire d’augmenter le nombre de parasites vivant sur l’ouvrier. La statistique française est bien éloquente à ce sujet.

En 1853, quand les idées du « Manifeste Communiste » n’étaient pas répandues dans les masses, tout le monde traitait de bandits et de gaspilleurs les Napoléon, Morny, Persigny et autres héros du coup d’État de 1852. Quelles étaient les sommes dépensées pour les fonctionnaires à cette époque ? Elles étaient énormes : 241 millions pour le traitement, et 30 millions pour les pensions. Depuis lors jusqu’à 1870, l’augmentation pour les besoins du parasitisme national fut toujours en accroissement, et les hommes et les partis de progrès ne cessaient de protester.

Mais voici que l’empire est tombé. Le peuple espérait que la République, cette Marianne si chère, le soulagerait de ces charges écrasantes, diminuerait le parasitisme national. En vain il se berçait de pareilles espérances. L’État républicain se montra encore plus gaspilleur. Qu’on en juge par ce tableau :

Années. Traitements. Pensions.
1855 241 millions 30 millions
1870 296      30     
1880 440      47     
1893 517      81     


et le nombre de fonctionnaires a monté jusqu’à 806.000 individus !

Il ne faut pas croire que ce soit une maladie spéciale aux républicains français. En Russie, en Allemagne, en Italie, partout, l’accroissement du parasitisme est aussi rapide. Il en est de même aux États-Unis, où les pensions aux fonctionnaires sont la plus grande charge publique et vont toujours en progression. Si on examine les dépenses d’administration, de la dette nationale et des pensions, on aura pour l’année 1892 :

Administration
100 millions de dollars
Intérêts dette publique
23
Pensions
125

                              Total
248

Le budget tout entier est de 409 millions de dollars ; autrement dit, plus de la moitié des dépenses est employée directement pour ceux qui ne produisent rien.

Et on prône l’État, qu’on croit pouvoir conquérir ! (Kinder Glauben !)

Mais avez-vous observé que l’État joue non seulement le rôle de protecteur de l’exploitation capitaliste, mais que lui-même et directement contribue pour un tiers à cette exploitation ? Et l’on prêche au peuple qu’il faut laisser à l’État un monopole absolu dans la vie économique !…

Que diriez-vous, lecteurs, si je vous conseillais, pour la solution de la question sociale, de laisser aux capitalistes la pleine liberté de ruiner le peuple, de vous soumettre avec joie à cette misère et au déshonneur qu’ils lui imposent ? Que penseriez-vous de ma sincérité, si je vous prêchais la soumission et l’esclavage sous prétexte qu’un beau jour toutes les richesses accumulées et gaspillées par vos oppresseurs pourront, grâce au miracle d’une loi fantaisiste, devenir la possession de vos arrière-petits-enfants ?…

Tel est justement le cas de ces beaux messieurs qui vous chantent la bienfaisance de l’État, sans vouloir se rendre compte de son exploitation dans l’économie de la vie sociale.


  1. Il serait intéressant de comparer les résultats du mouvement socialiste (ou plutôt ouvrier) dans les différents pays. Le camarade qui voudra faire un travail là-dessus trouvera des renseignements remarquables dans les Blue-Books (livres bleus) de 1893 et dans les rapports consulaires.
  2. Il paraît que ces messieurs se proposent sérieusement pour le commandement de l’armée du travail. Bebel assistait au dernier congrès des social-démocrates à Vienne, non comme un simple délégué, mais comme un général, une tête couronnée, venant faire une revue, selon ses propres expressions.
  3. dass Ich Gegener jeder Fœderativ-Republick bin. Volksstaat, March 1872, p. 2 (Mémoire de la Fédération jurassienne p. 284.