Pages intimes 1914-1918/19

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Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 49-52).


MARTYRS



Seront-ils fusillés ? La grâce adviendra-t-elle ?
Chaque instant ajoutait à leur transe mortelle
Quand, extraits certain soir de leur cellule, enfin,
On les introduisit, au greffe, tous les vingt.
Leur sort énigmatique, encor plus que la crainte,
Sur leurs traits ravagés a creusé son empreinte,
Car un mois tout entier, depuis le jugement,
Le spectre les hanta dans l’épouvantement.

La sentence est rendue, implacable, fatale :
Six d’entr’eux subiront la peine capitale.
Leurs proches sont déjà convoqués au parloir.
Qui dira leurs sanglots, leurs cris de désespoir,
Les transports éperdus des enfants et des mères,
Leurs lamentations et leurs vaines colères ?
Mais eux vont s’apaiser, les martyrs de demain,
Et se ressaisissant d’un effort surhumain :

 « Ne pleurez pas sur nous ; l’heure n’est pas aux larmes
« La patrie en péril appelle à l’aide, aux armes !
« N’importe où ni comment, chacun la doit venger,
« Avoir sa part d’honneur et sa part de danger.
« D’autres ont succombé sur les champs de bataille ;
« Sachons mourir comme eux sans que le cœur défaille.
« Notre œuvre fut obscure à côté de la leur,
« Pourquoi revendiquer pour nous un sort meilleur ? »

Ces mots dits, on les voit, couronnant leur ouvrage,
Parmi leurs familiers relever le courage,
Les ranimer du geste et, dans ces cœurs brisés,
Verser un peu de baume en de derniers baisers…



Or la nuit est venue, et, d’une foi pareille,
Les six, en oraison, prolongeront leur veille.
Un d’eux avait reçu l’onction du Seigneur
Qui l’a fait son ministre et le dispensateur
Des dons sacramentels et des grâces divines,
Nourrices des vertus des âmes héroïnes.
Son exemple appuyant son exhortation
Leur enseigne le prix de l’immolation,
Et tandis qu’à genoux on redit la prière
Qui des agonisants berce l’heure dernière ;
Qu’on fait en se signant le chemin de la croix,
Que les Actes : Je t’aime, et J’espère, et Je crois,
Exhalés d’un accent que la ferveur enfièvre,

Avec d’autres aveux s’échappent de leur lèvre,
Il leur tarde d’ouïr les pas de leurs bourreaux.
Tels les premiers chrétiens, derrière leurs barreaux,
Aspiraient au moment d’être livrés aux bêtes…




Quand le soleil se lève, auréolant leurs têtes,
Détachés de la terre, abandonnés à Dieu
Qui leur ouvre ses bras miséricordieux,
On les mène à la messe unir leur sacrifice.
Il eût fallu les voir prosternés à l’office.
Ces hommes que l’effroi ne défigurait plus,
Déjà marqués au front du signe des élus !
La paix de l’Au delà tout entiers les pénètre
Lorsque, incliné sur eux, leur complice, le prêtre
Qui tantôt, dans leurs rangs, partagera leur fin,
Leur offre en viatique et le Pain et le Vin !…




Les rites accomplis, mais à l’autel encore,
Debout, transfiguré, le célébrant implore !
Sa supplication, s’exaltant par degré,
S’achève triomphale en un hymne sacré :
« Seigneur, daigne oublier les erreurs de jeunesse
« Qu’en leur nom, comme au mien, humblement je confesse
« Par un insigne honneur Tu nous as fait savoir
« Le jour et la minute où nous allons avoir
« À paraître devant Ta Justice éternelle,
« Prisonniers libérés des attaches charnelles ;

 » De nous y préparer Tu nous laissas le temps ;
» Nous venons donc à Toi contrits et pénitents.
» Ta Justice n’est pas comme celle des hommes ;
» Ce que nous avons fait, pensé, ce que nous sommes,
» Tu le sais, ô mon Dieu, car Tu lis dans nos cœurs.
» Les âmes qui vers Toi vont s’envoler sont sœurs,
» Leurs destins sont pareils, leurs mérites les mêmes,
» Ouvre leur Tes parvis et Tes gloires suprêmes ;
» Que Ta main les accueille et leur daigne impartir,
» Pour prix de leur vertu, la palme des martyrs.
» Que Tes Anges, Tes Saints, les Chefs de Ta Milice,
» Que Ta Cour les escorte au sortir du supplice !
» Toi qui, sur le Calvaire, au bon larron as dit :
» Tu seras avec Moi ce soir en Paradis,
» Toi qui versas Ton sang sur l’autel à la messe,
» Permets-nous de compter sur la même promesse,
» Et fais que notre sang, montant d’un autre autel,
» S’élève en holocauste offert à l’Immortel. »
Mais voici qu’on le presse, et pourtant il demeure :
« Et vous, Mère de Dieu, priez pour nous à l’heure
» De notre mort,.. » — « Amen » ont dit les moribonds
Cependant que le glas martelait leur répons.

. . . . . . . . . . . . . . .

Le cortège pieux quitte alors la chapelle,

Chacun marchant en brave au trépas qu’il appelle,
Portant au cou le saint rosaire et, dans la main,
Le Dieu crucifié qu’il baisait en chemin.


16 mars 1918.