Pages intimes 1914-1918/18

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Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 46-48).



PRINTEMPS



Serait-ce déjà l’heure où les troncs et les graines,
où la terre en travail, les bourgeons entrouverts
Annoncent le réveil des forces souterraines
Et la création d’un nouvel univers ?

Est-ce toi, précurseur des ciels doux et bleuâtres,
Toi qui verses l’arôme et les chastes émois,
Qui ramènes aux champs les troupeaux et les pâtres
Et remplis de rumeurs le silence des bois ?

Comme autrefois sur un signe du divin Maître,
Les éléments vont s’apaiser à ton appel,
Les yeux vont se rouvrir, les infirmes renaître,
Les affligés s’éprendre à ton charme annuel ;

Tout un monde invisible, attendant ta venue,
Des entrailles du sol et du fond du sommeil
Va surgir, soulevé d’une fièvre inconnue,
Pâle encor du tombeau, frissonnant au soleil.


Laetare ! couronnez le front des jeunes filles,
Primevère, Pervenche, Aubépine, Jasmins ;
Et vous que par brassée on moissonne, Jonquilles,
Premières fleurs des bois, parsemez nos chemins.

Que la joie en nos chants éclate, et l’espérance !
Arrière, souvenir, spectre des jours mauvais !
Voici le renouveau, le Printemps qui s’avance,
_______Messager de la paix !



Ah ! présages trompeurs, promesses illusoires,
Pronostics mensongers déchiffrés dans les cieux,
De la clarté sur l’ombre inutiles victoires
Et d’une paix pascale espoirs fallacieux !
Tandis que s’accomplit le fécondant mystère,
Que l’autel est paré de lys et de lilas
Pour la Communion du Ciel avec la terre,
_______Sonne le branle-bas !

C’est le moment choisi pour rentrer dans la lice.
Il faut que le soleil brille sur l’horizon,
Qu’une nature vierge, aux combattants propice,
Étende sous leurs pas des tapis de gazon.
La brise qui se lève est molle et parfumée :
C’est l’heure qu’on attend pour cingler dans les airs
Et pour lancer la foudre à travers la fumée,
_______La foudre et les éclairs.


Si la futaie altière épaissit son feuillage,
C’est pour mieux camoufler l’artilleur et son train ;
Si la plaine où le soc a creusé son sillage,
Où déjà recommence à fermenter le grain,
S’étale, nourricière, avec sa grâce accrue,
C’est pour mieux se prêter à des travaux sanglants
Et pour que la mitraille, et non plus la charrue,
_______Lui laboure les flancs.

Et la jeunesse, espoir, orgueil de notre race,
Si dans ses veines bat un sang pur, généreux,
Si Dieu lui conféra l’onction et la grâce
Qui fait l’âme des saints et la vertu des preux,
Serait-ce que la vie aussi lui fut donnée
Pour être en holocauste offerte à la Douleur,
Pour être par le fer et le feu moissonnée
_______Au matin, dans sa fleur ?



Ainsi tour-à-tour l’homme espère et désespère.
Ignore-t-il ce dont le Maître nous instruit,
Que le grain de froment, s’il ne meurt dans la terre,
Reste seul, et s’il meurt, qu’il portera du fruit ?
Salut, sang des martyrs, héroïque semence
De ferveur filiale et d’amour fraternel !
Qu’importe une fin prompte à ceux pour qui commence
_______Un Printemps éternel ?


10 mars 1918.
Dom. IV in Quadragesima.