Pages intimes 1914-1918/29

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Des presses de Vromant & Co, imprimeurs (p. 75-77).

L’AIR

Ah ! redoutez le sort de Prométhée !
Si pour avoir ravi le feu des dieux
Il fut cloué, sa chair déchiquetée,
Quel châtiment sera digne de ceux,

Inégalés dans les Fureurs d’Oreste,
Qui, contre nous lançant leurs avions,
Nous ont ravi le seul bien qui nous reste,
La liberté de l’Air dont nous vivions ?

Car l’Air c’était l’espace et l’altitude,
La profondeur sans fin de l’horizon ;
Les astres seuls peuplaient sa solitude
Et son mystère étonnait la raison ;

Car l’Air c’était l’empire inviolable,
Silencieux de la Divinité
Dont nul mortel n’osait, suivant la Fable,
Rompre le charme et la sérénité.

Que si la Foudre éclatait dans les nues
Répercutée en lointain grondement,
Vite accouraient les Grâces ingénues
Rendre aussitôt l’azur au firmament.

Vers Lui montaient l’espérance, le rêve
Qu’il servirait d’asile aux nations,
Que les partis un jour y feraient trêve
Aux jeux sanglants de leurs ambitions.

Hélas ! Hélas ! l’asile est une arène
Retentissant du fracas des combats,
D’où des guerriers font retomber leur haine
En traits de feu sur les foules d’en bas,

En mitraillant des villes sans défense,
Des affligés prosternés au saint lieu,
Et des abris-refuges de l’enfance,
Et des vieillards gîtés aux Hôtels-Dieu.

Jamais leur bras forcené ne balance,
Rien ne l’arrête en son geste brutal,
Ni le drapeau flottant sur l’ambulance,
Ni les signaux du navire-hôpital.

Ah ! redoutez le sort de Prométhée,
Vous qui, flattant l’orgueil du genre humain
Et le dotant d’une arme détestée,
Sur l’Empyrée avez porté la main !


10 juin 1918