Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (5)

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Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 164-176).

V[1]

LE LAC DE COMO

À M. L. DE R.[2].
Bellaggio, 20 septembre.

Lorsque vous écrirez l’histoire de deux amants heureux, placez-les sur les bords du lac de Côme. Je ne connais pas de contrée plus manifestement bénie du ciel ; je n’en ai point vu où les enchantements d’une vie d’amour paraîtraient plus naturels. Les contrées alpestres, si grandes, si majestueuses, le sont trop peut-être pour notre petitesse. Leur grandeur écrase l’homme plutôt qu’elle ne l’élève. La permanence des glaciers l’averti trop de son instabilité ; la pureté immaculée de neiges éternelles est un reproche muet à sa conscience ternie ; les masses de granit suspendues sur sa tête, la sinistre verdure des sapins, un rude climat, les terreurs de l’avalanche, et la voix ininterrompue qui gronde au fond des abîmes, sont d’austères symboles d’une destinée qui s’accomplit, toujours menacée dans l’ombre d’une fatalité irrévocable. Mais ici, sous un ciel bleu, dans une molle atmosphère, le cœur se dilate, et les sens s’ouvrent à toutes les joies de l’être. Des montagnes partout accessibles nous appellent sur leurs cimes verdoyantes ; une riche culture a fécondé leurs pentes ; le châtaignier, le mûrier, l’olivier, le maïs et la vigne promettent l’abondance. La fraîcheur des eaux tempère l’action d’un soleil ardent ; aux jours splendides succèdent les voluptueuses nuits. L’homme respire librement au sein de cette nature amie ; l’harmonie de ses rapports avec elle n’est point troublée par des proportions gigantesques ; il peut aimer, il peut oublier et jouir, car il semble ne faire que prendre sa part de la félicité universelle. Oui, mon ami, si vous voyez passer dans vos rêves la forme idéale d’une de ces femmes dont la beauté d’origine céleste n’est point un piège pour les sens, mais une révélation pour l’âme ; si près d’elle vous apparaît un jeune homme au cœur droit et sincère, imaginez contre eux une touchante histoire d’amour, et commencez-la par ces mots : Sur les rives du lac de Came.

Vers le milieu du lac, à l’endroit où il se sépare en deux branches dont l’une s’étend jusqu’à Lecco, et l’autre vient mourir à Côme, le joli village de Bellaggio s’élève en amphithéâtre. Et d’abord remarquez l’euphonie de ces noms d’origine grecque. Vous autres Parisiens, quand la salle des bains Vigier commence à poindre, quand le premier tonneau d’arrosage qui se montre sur les boulevards vous avertit que le printemps est venu, vous allez en goûter les charmes à Asnières, à Pantin, à Montmartre ; ici nous disons : je vais à Lecco, je viens de Toreno, je retourne à Delpho. La différence des noms ne caractérise-t-elle pas assez la différence de votre prosaïque patrie et de ces poétiques campagnes ?

De la maison où j’habite, j’entends la plainte mélancolique des ondes expirant sur les cailloux, et je vois les derniers rayons du soleil couchant dorer la montagne. Si vous saviez quelles teintes magiques il jette aux flots en les quittant ! Tantôt vous les voyez d’un rose transparent, pareil à un beau rubis un peu pâle, tantôt ardents et rougeâtres comme les sables du désert ; quelquefois le pourpre, le violet, l’orangé se mêlent et se confondent, produisant une couleur fantastique impossible à décrire.

Je serais honteux de vous dire combien de soirs j’ai passés dans l’oubli de toutes choses, contemplant d’abord, puis ne contemplant même plus, perdu, abîmé dans une extase inénarrable, sentant mon âme en quelque sorte hors de moi, emportée sur un de ces rayons vers les sources éternelles de toute beauté ! Que de fois je me suis senti tout prêt à briser l’instrument infirme qui me sert d’interprète, désespérant de jamais rendre la plus minime partie de ce que j’avais éprouvé ! Pauvres, pauvres artistes que nous sommes, en vérité ! il est de courts instants où il nous semble avoir l’intuition des choses divines, où nous sentons en nous comme une mystérieuse conception, comme une compréhension surnaturelle de l’harmonie des mondes ; mais aussitôt que nous voulons donner un corps à nos sensations, fixer ces élans fugitifs de l’âme, l’illusion s’anéantit, le dieu disparaît, et l’homme reste seul en présence d’une œuvre sans vie, que les regards de la foule achèveront bientôt de dépouiller pour lui de son dernier prestige. Pauvres artistes contents de vous et de vos œuvres ! osez donc les considérer aux clartés resplendissantes du soleil couchant, et dites encore qu’elles doivent être immortelles !

Souvent dans la plus forte chaleur du jour, nous allons nous reposer sous les platanes de la Villa Melzi, nous lisons la Divina Commedia assis au pied du marbre de Bomelli : le Dante conduit par Béatrix. Quel sujet ! et qu’il est dommage que le statuaire l’ait si mal compris ! qu’il ait fait de Béatrix une femme épaisse et matérielle ; de Dante, quelque chose de mesquin, d’étriqué, une manière de pauvre honteux et non pas quel signor de l’altissimo canto, comme il l’a dit lui-même en désignant Homère ! Mais pour comprendre Dante il a fallu Michel Ange ! Vous l’avouerai-je pourtant ? Dans ce poème immense, incomparable, une chose m’a toujours singulièrement choqué, c’est que le poète ait conçu Béatrix, non comme l’idéal de l’amour, mais comme l’idéal de la science. Je n’aime point à trouver, dans ce beau corps transfiguré, l’esprit d’une docte théologienne, expliquant le dogme, réfutant l’hérésie, discourant sur les mystères. Ce n’est point par le raisonnement et la démonstration que la femme règne sur le cœur de l’homme ; ce n’est point à elle à lui prouver Dieu, mais à le lui faire pressentir par l’amour, et à l’attirer après elle vers les choses du ciel. C’est dans le sentiment et non dans le savoir, qu’est sa puissance : la femme aimante est sublime ; elle est le véritable ange gardien de l’homme ; la femme pédante est un contresens, une dissonance, elle n’est nulle part à sa place dans la hiérarchie des êtres.

J’avais joui jusqu’à cette heure du plus profond incognito à Bellaggio, bien que je frappasse à bras raccourcis sur un piano de Vienne, en deuil de presque toutes ses cordes ; personne n’imaginait d’y faire la moindre attention, ni de soupçonner en moi autre chose qu’un amateur doué d’un assez robuste poignet. Mais aujourd’hui, en rentrant au logis, je rencontre le commissaire de police qui me salue ; mon hôte s’informe avec sollicitude si je suis content de mon dîner, et je m’aperçois qu’en me rasant mon barbier Gerompino fait mousser son savon d’un air plus important et plus respectueux tout à la fois que d’ordinaire. J’ai bientôt le mot de cette énigme. En parcourant la gazette de Milan, j’v vois que l’ami Ricordi, désireux de vendre mes compositions dont ses vitres sont encombrées, annonce à l’heureuse Italie, qui ne se doutait guère de son bonheur, qu’elle possède en ma personne le premier pianiste du monde et que je n’ai point de rival nel genere fantastico ed inspirato. Notez bien ceci, cher Louis, le genre inspiré : je vous recommande particulièrement le genre inspiré pour votre prochain poème. J’ai, du reste, acquis dans la contrée une autre sorte de popularité qui vous ferait bien rire, et qui m’oblige à restreindre infiniment le nombre de mes promenades sur terre ferme. Figurez-vous que je ne saurais pas faire un pas sans être entouré, précédé, suivi de tous les enfants du canton. Vous savez que j’aime les enfants, non pas que je croie voir en eux, comme c’est l’usage, des anges d’innocence et de pureté ; je sais qu’ils ont dans la proportion de leur être physique tous nos défauts et tous nos vices ; mais l’expression même de ces défauts et de ces vices a je ne sais quelle grâce sur leur frais visage. Le regard avide du bambin auquel je donne une dragée me charme ; plus tard, le même regard de l’homme auquel je jette un sou me fera pitié, si je parviens même à me défendre du mépris. Me trouvant donc ces jours passés à une fête de village, je m’amusais à livrer toute une boutique de gâteaux et de fruits au pillage de ces marmousets, prenant plaisir à les voir se ruer les uns sur les autres et se disputer avec une incroyable énergie des bribes de macarons tout imprégnés de poussière, ou des figues écrasées entre leurs doigts poudreux. Vous jugez la popularité que me valut un divertissement aussi princier. Maintenant, quand le malheur veut que je rencontre sur mon chemin quelque marchand ambulant, quelque vendeur de pain d’épices, à l’instant et comme par enchantement je vois surgir autour de moi une trentaine de gamins dont les regards vont avec anxiété de moi à la boutique et de la boutique à moi. Il n’y a pas à dire, il faut que tout y passe et que mon dernier sou s’en aille. Le marchand me prend pour un fou ; les paysans pour un homme qui ne sait que faire de son or ; les plus avisés pour un Anglais qui s’ennuie.

J’ai appris depuis mon départ que j’avais été dépassé de fort loin dans mes libéralités par un de ces Anglais qui promènent leur spleen à travers le monde, et qui font si sérieusement des choses risibles. Celui-ci, aux premières neiges, avait imaginé de s’établir sur la place du village à l’issue de la grand’messe et, se tenant comme une cible, il donnait son nez épais et aviné pour but à mes mangeurs de croquignoles. Quiconque parvenait à le toucher avec une boule de neige recevait cinq francs de récompense. Vous jugez la joie, les rires, les exclamations turbulentes à chaque boule de neige qui venait s’aplatir sur ce nez robuste, à chaque écu qui passait de la poche doublée de soie du milord dans le gousset troué d’un de ces francs vauriens.

Je vous ai parlé des fêtes de village ; elles ont généralement lieu aux jours consacrés à la Madone. Dis la veille, elles sont annoncées par l’ébranlement continu d’une petite cloche au timbre clair, qu’ils appellent campanella di festa, et dont les notes pressées sur un rythme capricieux, varié à l’infini, sèment l’air de gaieté et d’allégresse. Nous ne connaissons point dans le Nord ces cloches folâtres ; les nôtres sont graves, sérieuses ; elles rendent témoignage de l’esprit contraire des deux catholicismes, dont l’un s’est empreint des sombres mythes de la Scandinavie, tandis que l’autre a retenu comme un parfum de Grèce, comme un ressouvenir du paganisme. Comment ne pas se rappeler les anciens sacrifices à Vénus, en voyant dans les solennités de jeunes filles et de jeunes garçons apporter à l’autel des paniers ornés de fleurs, contenant des gâteaux, des fruits et jusqu’à des volailles, que le prêtre bénit et qui se vendent ensuite au bénéfice de la fabrique ? Les processions sont choses grotesques : figurez-vous une longue file de femmes, la plupart vieilles, la tête enveloppée d’un châle crasseux en guise de voile, chantant d’une voix aigre les litanies ; suivent des hommes porte-cierges, affublés d’une robe étroite comme une gaine de parapluie, en toile jadis rouge, à laquelle le temps et l’inclémence des saisons ont donné toutes les nuances des feuilles d’automne. Puis une statue de la Madone, grimaçante et bariolée, portée sous un dais rapiécé. Tout cela ressemble plus à l’ignoble parade d’un charlatan qu’à une cérémonie du culte du vrai Dieu. Malgré la réputation faite aux gosiers italiens, je n’ai point encore entendu chanter juste dans ce pays, si ce n’est pourtant à trois jeunes filles que nous surprîmes ces jours passés chantant en partie, dans leur dialecte un peu rude, de ravissantes mélodies. Je voulus en noter quelques-unes pour vous les envoyer, et nous les priâmes de recommencer. Elles hésitèrent longtemps, se regardant l’une l’autre d’un air moitié confus, moitié espiègle, jusqu’à ce qu’enfin la plus jeune, moins timide ou plus friande de gloire, entonna de tous ses poumons la chanson nationale Barbarin, speranzo d’oro ; les autres la suivirent. Nous ne nous lassions pas de les regarder, ces trois belles jeunes filles au teint pâle, aux grands yeux noirs assez écartés, aux dents d’ivoire, de vrais types de Luini. La coiffure universellement adoptée dans le pays par les femmes de la classe ouvrière est on ne saurait plus pittoresque : elles rassemblent leurs cheveux en tresses sur le derrière de la tête, et les attachent avec de longues épingles d’argent formant éventail. Ces épingles coûtent quelquefois jusqu’à 50 et 60 francs ; ce sont les épargnes de plusieurs années. Mais les coquettes regarderaient comme une honte de renoncer à cet agrément, qui d’ailleurs sied à merveille à leur visage et à leur brune chevelure.

Nous passons la plus grande partie des journées en barque, à parcourir les bassins d’aspects si divers que forment les montagnes en se rapprochant et en s’éloignant tour à tour ; une multitude de villas se mirent dans les eaux. En face de nous est la villa Sommariva où nous trouvons une Lise Joconde, la troisième prétendue originale, et un magnifique bas-relief de Thorwaldsen, représentant le triomphe d’Alexandre. Ce bas-relief qui a coûté un million, est plutôt remarquable par les détails que par l’effet de l’ensemble. On pourrait peut-être reprocher à l’artiste une sorte de parcimonie dans la composition ; le nombre des personnages qui forment les différents groupes du cortège est singulièrement restreint : un pêcheur à la ligne commence la série de ces groupes ; puis vient une barque de transport, trois personnages représentent les peuples sur les murailles de Babylone ; puis viennent deux musiciens, etc., etc. Ainsi que j’ai déjà eu occasion de le remarquer dans plusieurs de ses ouvrages, Thorwaldsen excelle surtout dans les figures au repos, dans les têtes de vieillards, la nature de son talent est calme et noble. Dans ce bas-relief la figure du fleuve le Tigre et les têtes des mages sont extrêmement belles ; mais les figures plus mouvementées, et malheureusement aussi celle d’Alexandre, ne répondent point à la perfection des premières. Cette grande œuvre de la sculpture antique, une Andromède et quelques statues de Canova, dédommagent amplement le voyageur enthousiaste du désappointement qu’il a éprouvé dans les jardins où l’asperge et le navet montrent insolemment leurs tiges utilitaires aux endroits privilégiés où l’on s’attendait à respirer le parfum de la tubéreuse et de l’hémérocalle. Au fond de l’une des anses les plus sombres du lac est la villa Pliniana, où coule avec impétuosité la fameuse source intermittente décrite par Pline ; elle forme à l’intérieur des cascades d’un effet bizarre. L’aspect de cette villa, adossée à la montagne, avec ses salles découvertes et ses cours d’eau qui la traversent en tous sens, est unique en son genre. Tout près de nous, la villa Serbelloni livre au vent les têtes sombres de ses mélèzes ; assise sur un immense rocher à pic, elle domine tout le pays. Des travaux considérables s’y poursuivent avec activité. Il est aisé d’en faire une des plus belles habitations de l’Europe. Ces trois maisons, qui joignent par des jardins, appartiennent à Mme Pasta ; celle du milieu est la copie en petit du théâtre de la Scala. La grande cantatrice a voulu que les lieux où elle cherche le repos fussent semblables à ceux où elle trouva la gloire. Vous voyez qu’à toutes ses autres séductions, notre lac chéri joint encore l’attrait indéfinissable des souvenirs. On aime à se dire, en s’abandonnant aux impressions de la jouissance présente : ici les deux Pline ont écrit peut-être leurs plus belles pages ; là Paul-Jone[3] a joui en épicurien de la vie ; plus loin, sous ces ombrages, reposent les cendres de Volta. Ces vieilles tours féodales restées debout là-haut, c’est Musso, qui servit d’asile à Jacques Trivulzio ; c’est le Baradello, où les Tomasques luttèrent si souvent contre d’illustres brigands, les Visconti et les Sforza. Et si nous nous rapprochons des temps modernes, nous trouvons la villa d’Este, où s’est perpétuée la mémoire aimée de la princesse de Galles et le palais où demeura Napoléon Bonaparte, ce jeune homme pâle et frêle qui vint dans ces contrées prendre, avec l’épée de César, la couronne de Charlemagne.

Le soir nous nous donnons le divertissement de la pêche au flambeau. Armés d’un long harpon, véritable trident de Neptune, nous glissons sur les eaux, épiant le poisson endormi ou ébloui par l’éclat de la torche qui brûle sur le devant de notre barque. On entend de tous côtés le son des clochettes, que les pêcheurs attachent la nuit à leurs filets, afin de les retrouver plus facilement quand le courant les entraîne. Ce son, qui s’allie toujours pour nous à l’idée des troupeaux, fait une impression singulière lorsqu’il vient à nous du sein des eaux. On dirait que l’on va voir apparaître les troupeaux sous-marins de Glaucus, et quelque vision de ce genre n’étonnerait point trop dans un pays où la fantaisie est si naturellement surexcitée.

Mais, adieu, mon ami, voici plus de cinq minutes que je ne sais ce que j’écris. J’entends sous mes fenêtres une délicieuse harmonie ; trois admirables voix chantent sans accompagnement le trio de Guillaume Tell ; je demande quels sont ces grands artistes ; on me dit que ce sont les comtes Belgiojoso, qui, me sachant à Bellaggio, me donnent une sérénade. Je cours les remercier et surtout les prier de chanter encore. Je n’ai jamais rien entendu de comparable à ces trois voix portées sur les eaux, s’élevant et se perdant dans la nuit étoilée.


  1. Gazette Musicale, 22 juillet 1838.
  2. Louis de Ronchaud.
  3. « L’amiral » Paul-Jones ?