Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (6)
VI[1]
LA SCALA
Le théâtre de la Scala, ouvert en 1778, fut construit d’après les dessins de Piermarini sur l’emplacement de l’ancienne église Santa Maria alla scala, comme si l’antique serpent, le prince des démons, avait voulu donner un éclatant démenti à la prophétie en posant son pied superbe sur le front brisé de la femme. Je vous ai dit dans ma précédente lettre que la salle est divisée en cinq rangs de loges, non compris la galerie du haut ou loggione. Huit cents places distribuées en vingt rangs forment le parterre ; le théâtre peut contenir en tout 3 600 personnes. La décoration intérieure va être entièrement renouvelée à l’occasion du couronnement de Sa Majesté l’empereur d’Autriche. C’est une dépense devenue nécessaire ; je ne connais rien de plus sale, de plus noir, de plus fétide que les escaliers et les corridors de la Scala, qui est et qui veut être pourtant le premier théâtre du monde.
À Milan on est reconnu pour étranger à cette seule question : Allez-vous ce soir à la Scala ? question superflue, oiseuse, inutile, que ne s’adressent jamais les Milanais. Pour eux, cela ne fait pas doute, autant vaudrait se demander si l’on vit encore. Hors la Scala, point de salut. C’est le lieu de réunion unique, le grand récipient, le véritable centre de gravité de la société milanaise. Quand la Scala se ferme, la société se dissout ; on dirait qu’elle a besoin pour exister de l’atmosphère enfumée du théâtre et que le bruit des instruments lui est indispensable pour se dérober à elle-même sa propre nullité. C’est là, dans cet immense vaisseau, que se rassemblent chaque soir la société élégante, celle qui l’est moins et celle qui ne l’est pas du tout, divisées par rangs de loges, se regardant l’une l’autre à travers l’espace ténébreux qui les sépare. La plupart des loges sont propriété particulière. Cela s’achète comme une maison et le prix varie communément de 20 à 50 000 francs. Quelques-unes sont tendues, meublées et éclairées à l’intérieur comme de petits salons. Chaque femme préside seule dans la sienne et reçoit durant tout le cours de la représentation une série de visites auxquelles le mari est obligé de céder de proche en proche la meilleure place ; d’où il advient que de visite en visite, de politesse en politesse il se trouve courtoisement mis à la porte. Aussi quelques époux, de ceux qui tiennent à leurs aises, ont-ils une loge à eux, où, délivrés du cérémonial de rigueur dans la loge conjugale, ils peuvent voir en paix le spectacle et jouir des privilèges égoïstes du célibataire.
On comprend que, le nombre et la qualité des visites étant proportionnés au degré de fashion d’une loge, chaque femme mette son amour-propre à voir toujours la sienne bien remplie. Les rivalités tacites qui s’établissent ainsi ont un côté assez piquant pour l’observation. À Paris, ce n’est que par ouï-dire que l’on sait dans un salon ce qui se passe dans l’autre ; ce n’est qu’à la longue que s’établissent les réputations si enviées d’aimable maîtresse de maison ; mais ici un coup d’œil suffit, deux mille personnes, sans quitter leur place, peuvent observer chaque soir les diverses phases d’élégance qui parcourent les loges et signaler les diverses constellations qui les régissent. Les femmes ont ainsi une sorte de vie publique qui paraîtrait fort étrange aux Parisiennes accoutumées à envelopper d’un certain mystère les rapports qui se nouent et se brisent incessamment autour d’elles, les fils ténus et frêles qui en se croisant et en se combinant de mille manières forment le tissu si admirablement nuancé de leur vie intime. À Milan point de mystère possible. Les sympathies sont aussitôt dévoilées au public qu’elles se dévoilent à elles-mêmes ; tout se pressent, tout se devine ; rien n’échappe de la progression insensible des intérêts de cœur ; rien, pas même l’imperceptible nuance qui sépare le suppliant de la veille de l’amant heureux du lendemain. Est-ce un mal ? est-ce un bien ? décidez cela dans votre sagesse. Il en résulte dans les mœurs une habitude de sincérité qui me paraît, je l’avoue, de tous points préférable à la pruderie des Françaises. Il n’y a point à Milan de grimace convenue, de circonlocution perfidement honnête pour dire qu’une femme a un amant. Cela se dit tout simplement sans méchanceté aucune et sans l’affectation de surprise compatissante ou d’indignation vertueuse obligée en France. Chez nous la vertu des femmes du monde est une échasse sur laquelle monte leur vanité ; en Italie les femmes honnêtes n’imaginent point de s’en faire un mérite, elles ne s’enferment point dans le cercle hérissé de pointes qui garde la chasteté des Françaises, et ne condamnent point le genre humain du haut de leur impertinente vertu. Il est possible que cela soit tout aussi moral : il est certain que cela est infiniment plus aimable.
On se plaint généralement que l’habitude du théâtre a détruit à Milan l’esprit de conversation. Sans doute l’épouvantable fracas des instruments en cuivre, ce grand sauve qui peut des compositeurs aux abois, est peu favorable à l’attention que demande une causerie soutenue ; sans doute aussi les perpétuelles allées et venues des loges, le « comment vous portez-vous ? » toujours répété qui rompt à chaque instant l’entretien, à peu près comme un frelon rompt une toile d’araignée, rend impossible toute discussion sérieuse ; pourtant, il faut encore chercher ailleurs, je crois, les motifs premiers de cette disette de conversation, dont se lamentent les Milanais eux-mêmes. Pour faire un pâté de perdrix, prenez des perdrix, a dit l’esprit le plus logique de notre temps : pour faire une conversation, ayez d’abord des sujets de conversation ; or, lesquels trouver dans un pays qui n’a ni mouvement politique, ni mouvement littéraire, ni mouvement artistique ? Retranchez tout d’un coup de Paris les discussions parlementaires, la publication des livres nouveaux, des revues et des journaux ; fermez tous les théâtres, sauf l’Opéra ; supposez un instant que nos grands artistes cessent de produire, ne pensez-vous pas que la conversation si vantée des salons de Paris recevrait une atteinte mortelle ? N’est-ce pas à ce vide dans les choses qu’il faut attribuer le vide dans les discours ? La fréquentation du théâtre ne doit-elle pas être considérée plutôt comme une conséquence que comme une cause ; plutôt comme une nécessité occulte que comme un choix fâcheux ; et ne devrions-nous pas, au lieu de le blâmer, admirer l’instinct d’une population qui se presse en masse vers la seule proie laissée a son activité, dans le seul cercle où sa pensée ait pleine liberté de s’exercer ?
Toutes les classes de la société s’intéressent à ce qui se passe à la Scala. Depuis le grand seigneur qui va magnifiquement bâiller aux premières loges, jusqu’au dernier commis de la dernière boutique d’épicerie, qui, moyennant ses 75 centimes, se glisse de loin en loin dans le loggione, chacun ; prend parti pour ou contre la prima donna, le ténor, la basse ou le maëstro ; c’est comme une affaire nationale qui occupe tous les esprits et tient en suspens toutes les imaginations. Le garçon de café en faisant mousser votre chocolat, raconte que Francilla Pixis a très bien chanté le rondo de la Cenerentola ; l’homme qui cire vos bottes n’est pas satisfait des décorations du Giuramento… Cette année il y avait un tolle général contre l’imprésario parce qu’il manquait à ses engagements et frustrait le public de deux opéras nouveaux auxquels celui-ci avait droit. La réduction de la rente n’affecte pas plus le bourgeois de Paris que la réduction de l’opéra n’affecte le Milanais. Cela est tout simple : Panem et Circenses ! c’est encore là le cri des habitants de l’Italie.
Les premières représentations sont toujours extrêmement animées. Le public de la Scala, sauf les occasions où le compositeur a donné un grand nombre de billets, et obtient ce qu’on appelle un succès de risotto parce qu’on suppose qu’il a convié ses partisans à un risotto monstre, le public s’abandonne franchement à ses impressions, sans aucun égard pour les réputations acquises. Il applaudit et siffle la Malibran dans la même cavatine ; il ne s’enquiert pas si le maëstro s’appelle Rossini ou M. X… ; il ne se conforme point en aveugle aux arrêts rendus ailleurs : ce qui lui plaît est bon ; ce qui lui déplaît est mauvais. À la bonne heure, me direz-vous, si son instinct est juste, si ses jugements sont équitables ! Pour parler vrai, Milan m’a paru sur ce point semblable à la plupart des villes. Ce n’est pas le beau qui frappe d’abord la multitude ; c’est encore moins le sublime ; ce n’est pas non plus le laid ; je dirais que c’est ce qu’il y a de meilleur dans le médiocre. Dans les arts, vous le savez, nous sommes surtout émus par une corrélation secrète qui s’établit entre la pensée de l’artiste et la nôtre ; par un magnétisme caché qui attire les semblables ; or, la pensée et le sentiment de la multitude étant médiocres, elle est le plus habituellement touchée par le médiocre. Comme cependant dans les intelligences les moins élevées il y a encore un besoin d’idéalité relatif, dans ce médiocre elles font un choix, et ce choix est juste parce qu’il ne dépasse pas la mesure de leurs facultés. Ainsi, dans tout le cours des représentations de la saison qui vient de finir, j’ai toujours vu choisir avec discernement les morceaux les plus supportables d’opéras insupportables, pour les applaudir ; j’ai vu aussi répartir avec assez d’équité les bravos accordés aux chanteurs ; mais je n’en suis pas moins resté convaincu qu’il est un ordre de beautés auquel le sentiment des Italiens est presque complètement étranger ; une profondeur de pensée, une vérité sérieuse, dont ils ne veulent pas ; ils ont peur de tout ce qui demande la moindre attention, le plus léger effort d’esprit ; il leur faut en musique de belles plaines ouvertes de toutes parts comme la Lombardie, des prairies émaillées riant au soleil ; point de monts escarpés, point de précipices ; le chant de l’alouette et non le cri de l’aigle ; le murmure du zéphir qui se brise dans le maïs et non le frémissement des autans dans la forêt vierge. Tout ce qui dans la sphère de l’art répond au sentiment dont Hamlet, Faust, Childe-Harold, René, Obermann, Lélia sont les types immortels est pour eux un langage étrange, barbare, qu’ils repoussent avec horreur. Beethoven, Weber, je dirais même Mozart leur sont connus… de nom ; Rossini, le grand maître qui avait à sa lyre toutes les cordes, n’a guère touché pour eux que la corde mélodique ; il les a traités en enfants gâtés ; il les a amusés, comme ils voulaient être amusés. Ce qu’il n’a pas tenté, qui pourra le faire ?
Vous savez déjà avec quelle rapidité s’écrivent les opéras destinés à la scène italienne : on dirait qu’il y a un procédé de fabrication connu à l’avance, et qu’il ne faille que le temps matériel de mettre les notes sur le papier. L’inspiration ou la réflexion paraissent si peu nécessaires à la composition d’un opéra, que dernièrement un maëstro se trouvant en retard avec l’entrepreneur de la Scala, celui-ci le fit consigner dans sa chambre et garder à vue jusqu’à ce qu’il eût achevé son travail. On se figure quelle verve, quelle vérité, quelle grâce doivent avoir des morceaux ainsi composés par ordre supérieur et sous l’invocation du commissaire de police. Les conditions du marché passé entre l’entrepreneur et le maëstro ne sont pas les mêmes que chez nous ; ce dernier reçoit une somme fixe proportionnée à sa renommée ; cette somme reçue il n’a plus aucun droit ni sur la partition ni sur les représentations ; le succès ou la chute ne regarde plus que son amour-propre et non sa bourse ; il ne risque point, ainsi qu’en France, de ne rien recevoir de son travail ; c’est l’entrepreneur seul qui court les chances de la bonne et de la mauvaise fortune. Peut-être cet intérêt beaucoup moins direct de l’auteur au succès n’est-il pas sans quelque influence sur la négligence et le laisser aller de son travail. Il faut toutefois excepter Mercadante de ce reproche très juste pour la masse des maëstri ultramontains : il écrit avec une sage lenteur et revoit avec soin ses compositions ; aussi ses opéras sont-ils sans comparaison les plus corrects et les mieux instrumentés de tous ceux que j’ai entendus en Italie.
Durant les trois premières représentations, il est d’usage que le maëstro se tienne debout à une place marquée de l’orchestre ; il est obligé d’assister en personne à l’épreuve fatale ; il faut qu’il affronte d’un visage impassible les huées et les sifflets, ou qu’il remercie le public par une inclination respectueuse des marques d’approbation qu’il en reçoit. Il y a dans cette coutume je ne sais quoi d’indélicat, de rude, qui blesserait à coup sûr le sentiment exquis que nous avons en France de certaines convenances, mais qui, en Italie, ne choque personne et paraît ressortir nécessairement des rapports de l’artiste avec le public. Lorsque l’opéra fait furore, le maëstro est bruyamment rappelé sur la scène. À la fin de chaque acte, les cris de fuori, fuori, retentissent dans toute la salle ; on bat des mains, on tape des pieds, on crie, on hurle, jusqu’à ce que le malheureux triomphateur se soit montré hors de la coulisse, et que les yeux baissés, la main sur le cœur, il ait exprimé par une ridicule pantomime une plus ridicule humilité. Après qu’il a comparu seul une première fois, il revient d’ordinaire tenant par la main la prima donna, puis enfin une troisième fois avec tous les chanteurs : alors les applaudissements, les clameurs, les hourras redoublent ; le maëstro ne sait plus quelle contenance faire : les trois quarts du temps les leçons de danse ont été oubliées dans son éducation, de sorte que ses révérences sont gauches, sa démarche mal équilibrée, ses gestes stupides. On dirait souvent un garçon limonadier qui demande pardon d’avoir cassé une carafe, plutôt qu’un fier triomphateur qui vient recevoir des couronnes. Nous ne nous faisons pas idée en France de cette manie qu’a le public italien d’appeler les artistes sur la scène. Quand nous les rappelons une fois, tout est dit. En Italie un artiste aimé est rappelé communément dix ou douze fois dans la soirée : la Malibran lorsqu’elle joua la Somnambule le fut trente-six fois. Quand les acteurs sont médiocres, cette cérémonie n’est que grotesque : lorsque au contraire ils ont puissamment agi sur nous, quand l’émotion a été profonde, que l’art a triomphé et vous a transporté hors de la réalité dans le domaine de l’illusion, cela devient odieux, c’est un verre d’eau glacée jetée au visage d’un homme qui a la fièvre.
On peut encore voir dans ces habitudes une indication de ce qu’est la musique dramatique pour les Italiens, et de la façon dont ils l’écoutent. Un opéra n’est guère autre chose, pour eux, qu’un concert en costume ; l’accord des situations et de la musique ne les préoccupe pas ; la partie philosophique de l’œuvre musicale entre à peu près pour rien dans le plaisir qu’ils y trouvent. Qu’un morceau soit agréable à l’oreille, qu’une mélodie soit suave et doucement mélancolique, ils ne demandent pas compte à l’auteur de la manière dont elle est amenée, ni de sa convenance dans le rôle. On jouit de la musique et de l’exécution, abstraction faite de la donnée poétique : on n’oublie jamais le chanteur pour le personnage qu’il représente : on sait toujours parfaitement que c’est à Mme Schoberlechner et non à Sémiramide, à M. Petrazzi et non à Otello, que l’on a affaire. Aussi les Italiens trouvent-ils tout simple de faire faire la révérence aux acteurs après un coup de poignard ou dans les plus grandes péripéties du drame, et ne conçoivent-ils point que cela nous heurte trop brusquement dans notre émotion, parce que ce genre d’émotion ne leur est guère connu.
Quand je vous aurai dit le nom des opéras représentés cet hiver à la Scala, ce sera à peu près tout ce que je pourrai vous en dire : sauf i Briganti et il Giuramento de Mercadante, tous ont passé sans laisser de trace : gli Arragonesi de Conti ont disparu le premier soir dans une épouvantable tempête du parterre ; les Nozze di Figaro, oui, mon ami, les Nozze di Figaro refaites par M. Ricci, la Solitaria de Coccia ont à grand’peine fourni leur temps ; puis on a repris pour les débuts de Francilla Pixis, la Cerenentola, la Semiramide a clos la saison théâtrale. Deux opéras seulement de Rossini ? hélas ! oui. Les œuvres du grand maître ne composent plus à Milan le fond du répertoire : les entrepreneurs les réservent comme des en-cas dans la disette : on a fait naguère abus de ces chefs-d’œuvre. Les Italiens sont aujourd’hui avides de nouveautés avant tout ; bien que trop souvent frustrés dans leur attente, ils aiment à voir figurer sur l’affiche un nom nouveau espérant toujours que quelque jeune maëstro fera jaillir pour eux du rocher une source miraculeuse de jouissance musicale : mais les racines des grands arbres épuisent le sol ; leur ombre est fatale, et trace autour d’eux un espace aride : à l’ombre du génie de Rossini on dirait qu’aucun musicien ne puisse croître.
La prima donna, Mme Schoberlechner est aimée du public, qui lui sait gré du zèle avec lequel elle a soutenu presque à elle seule le poids de toutes ces médiocrités : douée d’une mémoire imperturbable, de robustes poumons et d’une volonté non moins robuste, elle est toujours prête à tout ; jamais un rhume, jamais une migraine, jamais rien qui s’oppose à l’exécution de ses engagements. Loin de se ménager comme tant d’autres dans les morceaux d’ensemble, afin de paraître avec plus d’avantages dans les duos et les cavatines, elle donne, elle prodigue sa voix partout où il en est besoin ; quatuor, quintetti, chœurs, c’est elle qui anime tout ; sa voix c’est la clef de voûte de l’édifice musical : aussi est-elle arrivée à la fin de la saison, haletante, épuisée, demandant grâce, car sa poitrine ne suffisait plus à remplir l’immense salle qui, en vrai minotaure paraît destinée à dévorer tous les ans deux ou trois cantatrices. Mme Schoberlechner est une chanteuse utile plutôt qu’une grande chanteuse ; son organe bien que fort et étendu, manque d’éclat ; sa déclamation est monotone. L’habitude de certains effets d’exagération, peut-être imposée par le goût du public, et la grandeur de la salle lui fait négliger la grâce des détails, la délicatesse des nuances, ce fini parfait qui, souvent perdu pour la foule, établit pourtant à la longue la réputation des grands artistes. Mme Schoberlechner ne fait, pour ainsi parler, que dégrossir ses rôles ; ces divins secrets des Malibran et des Pasta, qui donnent à une seule note, à la phrase la plus commune, un accent irrésistible, lui sont inconnus ; jamais dans son jeu ni dans son chant cet imprévu qui vous saisit, ce touchant abandon qui, à force d’art, fait disparaître l’art. Dans les rôles de la Schoberlechner, tout est su à l’avance ; tout est bien appris, rien n’est spontanément créé ; c’est toujours suffisant, jamais remarquable ; on trouve presque toujours que cela est bien, on ne sent presque jamais que cela est beau.
La Brambilla qui remplit les rôles de contralto, est une jolie personne ; il y a dans sa voix de belles notes sinistres qu’elle gâte souvent en les forçant ; sa méthode ou plutôt sa manière, est hésitante, incertaine ; elle n’est pas maîtresse de son art ; elle ne manque pourtant ni de tendresse, ni de pathétique ; mais le plus habituellement elle est comme embarrassée de ses moyens. Quelqu’un disait qu’elle était toujours à la veille d’avoir un très beau talent ; on ne saurait en effet mieux exprimer l’impression toujours incomplète et vacillante qu’elle produit sur le public.
Vous savez que Pixis est un vieil et excellent ami à moi ; ne me demandez donc point un jugement impartial sur le talent de sa fille adoptive. Une femme d’esprit disait de l’un de nos plus ingénieux critiques qu’elle ne lui connaissait d’autre défaut que celui d’être trop impartial pour ses amis ; il se trouve que tout au contraire, moi, je suis chargé, surchargé, accablé de défauts ; je n’ai point celui-là, tout justement sans doute parce qu’il a l’extérieur honnête et le vernis flatteur d’une qualité. Je tiens tous mes amis pour charmants, parfaits, presque adorables, et surtout inimitables : cela posé, vous auriez le droit de récuser mon jugement personnel sur Francilla ; je me bornerai donc à vous répéter ce qui me paraît être l’opinion du public. Francilla Pixis est une nature essentiellement allemande ; elle est pleine d’âme et de sentiment ; mais une certaine animation, une certaine force d’expansion lui manquent encore ; son talent est trop délicat, trop intime pour de grands théâtres ; on sent qu’il ne s’est point encore doré au soleil du midi ; il est trop concentré pour un public qui veut toujours être entraîné ; il lui faut plus de liberté, plus d’abandon et sous ce rapport l’école des différents théâtres d’Italie ne peut que lui être favorable ; car, sans perdre ce qu’il y a de si pur et de si vrai dans sa nature, elle y acquerra la chaleur et le brio italien qui manquent encore.
Mme Dérancourt, que de très grands succès à Lyon avaient déterminée à aborder le théâtre de la Scala, n’y a pas trouvé un aussi favorable accueil ; sa méthode toute française n’a point plu aux Milanais, et malheureusement aussi elle s’est trouvée enveloppée dans le fiasco orrihile des Arragonesi dont je vous ai parlé.
Petrazzi et Badiali, le premier ténor et le baryton, sont des chanteurs utiles, mais qui, pas plus l’un que l’autre, ne se sont jamais doutés de ce que c’était qu’étudier un rôle, le déclamer, le créer enfin comme nous disons en France avec toute raison, surtout quand nous parlons de notre unique Nourrit.
Lucio Pappone est un de ces bouffes napolitains qui possèdent au plus haut degré le comique naturel, comique d’instinct qui n’a rien d’intelligent ni de philosophique, mais qui vous provoque incessamment au rire le plus franc, le plus bête, et par conséquent le plus salutaire. Jamais un étranger n’imitera la volubilité de paroles, le geste animé, la contorsion significative des Italiens ; jamais il n’approchera de cette incroyable confusion de grimaces ; c’est à désespérer les mâchoires les plus dociles et les articulations les plus souples. Si je ne craignais que vous ne me reprochassiez mes citations par trop gastronomiques, je vous dirais, en parodiant un vers célèbre, qu’en Italie on naît bouffon ; qu’en France on devient acteur comique.
Vous voyez, d’après cela, combien peu le droit que se croient les Milanais d’avoir toujours un spectacle de premier ordre est respecté par le fait. Il n’est guère possible de se faire illusion sur les chances d’amélioration des années suivantes : c’est encore ici comme partout une simple question d’argent. Les Italiens veulent bien se divertir, mais ils ont la très mauvaise habitude de vouloir se divertir à très peu de frais ; ils n’entendent payer pour entrer à la Scala que la modeste somme de trois zwanziger (2 fr. 60), et pour cette somme ils exigent habituellement un opéra et deux ballets. Vous jugez si l’entrepreneur est bien en fonds, et peut rivaliser avec ceux de Paris et de Londres pour les engagements des premiers sujets ! On en est donc réduit ou aux jeunes talents qui ne donnent que des espérances, ou aux vieux talents qui ne donnent pas même des regrets.
Je vous ai déjà dit un mot des ballets. Tout cet hiver Ali-Pacha a fait régulièrement sauter la forteresse de Janina, après une pantomime d’une heure et demie aussi ennuyeuse qu’absurde : un joli pas de Mlles Varin et Essler rompait seul l’affreuse monotonie de ces rébus de gestes. La première surtout, par sa grâce décente et la noblesse de sa danse, rappelait parfois la sylphide Taglioni. Les décorations si célèbres du temps de Sanquirico, sont devenues extrêmement médiocres. Pour le jeu des machines et des effets de perspective, on ne saurait même de bien loin comparer le théâtre de Milan à l’Opéra de Paris.
En résumé et lecture faite du procès-verbal, vous concluez, et vous avez raison de conclure, que la Scala est dans un état de décadence dont il est impossible de prévoir le terme. Pourtant il n’y a pas plus d’un mois, vous eussiez pu voir dans une loge d’avant-scène deux hommes qui, par le concours de leurs volontés, pourraient rendre à ce théâtre la splendeur et l’éclat des plus beaux jours… Rossini et Nourrit sont encore dans toute la vigueur de l’âge. Qu’un nouveau chef-d’œuvre sorte tout armé de la tête olympienne de l’un, l’autre est là pour s’en emparer et pour le transmettre à la foule, pour ajouter l’art à l’art, la lumière a la lumière, la flamme à la flamme. Le prêtre attend que le dieu parle. Mais n’apercevez-vous pas sur les lèvres du dieu un indescriptible sourire ? Le sourire ne dénote-t-il pas le plus aimable dédain pour la gloire qui s’achète par la fatigue, et l’appréciation philosophique de ce que valent les caresses de la multitude ? Le front dominateur ne vous semble-t-il pas comme ennuyé du travail de la pensée ? Les yeux où brillent par intervalles de si vifs éclairs de génie, n’expriment-ils pas le plus souvent l’insouciante quiétude d’un bienêtre pleinement goûté ?
Rossini, revenu à Milan, séjour de sa première jeunesse, jeunesse si exubérante, si amoureuse, si abandonnée à tous les vents des folles joies, Rossini, devenu riche, paresseux, illustre, a ouvert sa maison à ses compatriotes, et durant tout l’hiver ! une société nombreuse a rempli ses salons, j’empressée à venir rendre hommage à l’une des plus grandes gloires de l’Italie. Entouré d’un essaim de jeunes dilettanti, le maëstro prenait plaisir à leur faire étudier ses plus belles compositions ; amateurs et artistes, tous se faisaient honneur d’être admis à ses concerts. À côté de Mme Pasta, vous eussiez vu les deux demoiselles Branca, dont les voix sont aussi fraîches que les visages ; auprès de Nourrit, le comte Pompéo Belgiocoso et Tonino, son cousin, dont Tamburini et Ivanoff pourraient être jaloux. Un soir notre ami Hiller faisait exécuter un chœur de sa composition sur le psaume : Il signor è il mio pastor, et ce beau morceau, bien que sévère et d’harmonie un peu allemande, excitait un vif enthousiasme ; une autre fois, une femme d’un grand talent, Mme Cambaggio, jouait un duo à deux pianos avec un pauvre artiste qui, je vous le jure, fit en une demi-heure plus de fausses notes qu’il n’en avait fait en toute sa vie, tant ce visage gracieux, se balançant entre deux touffes de boucles brunes, lui donnait des distractions. À ce propos, vous saurez qu’il est peu de villes en Europe où la musique soit aussi cultivée qu’elle l’est dans la société milanaise. Rossini disait avec justesse que nous autres artistes nous y étions complètement vaincus dans la lutte. À tous les noms que je vous ai déjà cités, j’ajouterai celui de la Marchesina Medici dont le talent est si achevé, de Mme Vanotti qui fait retentir de ses accords poétiques les solitudes de Varèze ; des deux demoiselles R… qui jouent du piano et de la harpe avec une supériorité qui n’est ignorée que d’elles seules ; de la comtesse Samaglia, dont la voix est douce et pénétrante comme le parfum d’une violette de mai… ; et tant d’autres que vous entendrez quand vous viendrez à Milan, qui vous berceront de leurs douces mélodies, et qui vous y retiendront ainsi que moi tout un hiver sans plus songer que vous ne deviez y rester qu’un jour, que vous êtes au début du voyage, qu’il est en Italie d’autres villes, et que ces villes s’appellent Venise, Florence, Rome et Naples.
- ↑ Gazette Musicale, 27 mai 1838.