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Pages romantiques/Lettres d’un bachelier ès musique (7)

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Texte établi par Jean ChantavoineFélix Alcan & Breitkopf et Härtel (p. 197-206).

VII[1]

À M. HEINE[2]

Venise, 15 avril.
I stood in Venice on the bridge of sighs.

Eh ! mon Dieu, oui, tout comme Byron, et tout comme plusieurs milliers d’imbéciles qui sont venus après lui ramasser sur ses traces quelques bribes de poésie, aussitôt converties par leur rude toucher en lieux communs épouvantables. Or donc, j’étais à Venise, quand un vieux ami, grand amateur des arts, m’arrive de Paris, tenant à la main, comme une primeur savoureuse, le numéro de la Revue Musicale qui contient la seconde de vos lettres confidentielles. Cet ami est venu en ligne directe, ainsi qu’il me le prouve, le livre de poste à la main ; mais sa ligne directe l’a conduit à Milan aux fresques de Luini ; à Brescia aux tableaux de Moretto ; à Vérone aux tombeaux des Scaligeri ; à Vicence aux palais de Palladro ; à Padoue aux bas-reliefs de Donatello. Sans s’en douter, il est resté des semaines entières en extase devant ces chefs-d’œuvre, et ne m’apporte qu’aujourd’hui, 15 avril, avec un empressement bien louable, votre lettre du 4 février. Je vous fais passer mes remerciements de tout ce que vous y dites de flatteur pour moi, par l’entremise d’un autre ami qui repart à l’instant pour la France. Mais quoi ! Celui-ci est un naturaliste enragé ; Dieu sait ce qu’il analysera d’anémones et de saxifrages en repassant les Alpes ! Qui peut deviner combien de jours, de mois et d’années un lychen, une mousse, un criquet le retiendront sur le versant du Stelvio ou sur la croupe du St-Gothard ? D’ici là :

Le roi, l’âne ou moi nous mourrons.

N’importe : causons comme s’il n’y avait entre nous ni temps ni espace ; causons par l’entremise des sylphes, des gnomes, des ondines et des follets, vos cousins germains et quelque peu mes parents aussi, si je ne m’abuse. Quand cette lettre vous arrivera, si elle vous arrive, ils vous auront dit depuis longtemps à l’oreille tout ce qu’elle contiendra et davantage encore.

Sachez d’abord, ce qui ne vous étonnera guère, que la vôtre n’est pas restée plus d’un quart d’heure entre mes mains ; elle m’est échappée sans que je m’en aperçoive, et avant la fin du jour, tout le monde, à Venise, avait lu les spirituelles lignes dans lesquelles figurent si clairement mon ami Chopin ; si irrévérencieusement mon ami Berlioz ; si judicieusement MM. Kalkbrenner et Thalberg, et si fantastiquement votre très humble serviteur. Puis figurez-vous, si vous le pouvez, mon profond ébahissement et ma contenance extraordinairement empêchée quand tout à l’heure arrivent l’un après l’autre tous mes amis vénitiens, qui ont pris au sérieux les fantaisies de votre après-dînée, et viennent me demander compte des différentes phases politiques et philosophiques que vous vous êtes diverti à me faire parcourir. L’un me prie en grâce de lui faire voir mon costume saint-simonien ; l’autre de lui jouer la dernière fugue que j’ai composée sur des thèmes de la Palingénésie ; un troisième s’ingénie en vain à concilier ma vie de fort beau diable avec l’austérité catholique pour laquelle vous me faites si bien extravaguer ; un quatrième prend mon piano tout net pour une machine infernale. Enfin, je ne sais auquel entendre ; c’est un interrogatoire en règle ; je me crois aux temps des inquisitions d’état… Heureusement voici une barque qui passe sous mes fenêtres ; elle porte des musiciens ; une belle voix d’homme chante avec accompagnement du chœur : La notte e bella… Ils vont au Lido ; je m’écrie qu’il faut les suivre ; nous sautons dans ma gondole ; personne ne pense plus à moi ni à mes doctrines ; je suis sauvé pour ce soir… Mais non ; car au retour de ma promenade, je m’avise, moi aussi, de relire votre lettre et d’y trouver je ne sais quelle intention grave, je ne sais quel air de conviction qui perce à travers mille charmantes plaisanteries, et me provoque comme malgré moi à une réponse sérieuse.

C’est un des malheurs de notre temps que cette publication donnée par la presse aux sentiments et aux pensées de la vie intime ; nous autres artistes nous avons le grand tort de nous juger les uns les autres, non seulement dans nos œuvres, mais encore dans nos personnes, et de nous faire comparaître réciproquement devant le public que nous initions ainsi, souvent assez brutalement, presque toujours fort inexactement, à une portion de notre existence, que son investigation devrait respecter au moins de notre vivant. Cette manière de faire au bénéfice de la curiosité publique, de la vanité particulière et des cours d’anatomie psychologique, est chez nous passée en coutume : personne n’a plus le droit de se plaindre, parce que personne n’est épargné ; d’ailleurs, il faut bien le dire, la plupart d’entre nous ne sont point trop fâchés d’une publicité qui, laudative ou critique, met au moins pour quelques jours leurs noms dans la circulation. Vous l’avouerai-je ? je ne suis point de ceux-là. Quand la critique s’adresse à moi comme artiste, je l’admets ou je la récuse ; en aucun cas elle ne saurait me blesser : mais quand elle en arrive à vouloir juger l’homme, alors il s’élève en moi une farouche susceptibilité qui s’arrête à la moindre parole. C’est que, voyez-vous, je suis encore trop jeune, mon cœur a des pulsations trop fortes pour que je souffre patiemment qu’on y pose la main et qu’on les compte : ce que j’admire, ce que je hais, ce que j’espère, a creusé de trop profondes racines dans mon âme pour qu’on puisse si aisément les mettre à nu. On l’a fait bien souvent avec des intentions hostiles ; alors j’ai répondu par le silence, aujourd’hui vous le faites d’une main amie, c’est à l’ami que je veux répondre.

Vous m’accusez d’avoir un caractère mal assis, et pour preuve, vous énumérez les nombreuses causes que j’ai, suivant vous, embrassées avec ardeur, les écuries philosophiques où j’ai tour à tour choisi mon dada. Mais, dites ? cette accusation, que vous faites peser sur moi tout seul, ne devrait-elle pas, pour être équitable, peser sur notre génération tout entière ? Est-ce donc moi seul qui suis mal assis dans le temps où nous vivons ? Ou plutôt malgré nos beaux fauteuils gothiques et nos coussins à la Voltaire, ne sommes-nous pas tous assez mal assis entre un passé dont nous ne voulons plus, et un avenir que nous ne connaissons pas encore ? Vous-même, mon ami, qui paraissez en ce moment prendre si gaiement votre parti des misères du monde, avez-vous toujours été très bien assis ? Quand naguère votre pays se fermait pour vous et que vous arriviez au milieu de nous, sollicité par tous les partis comme un puissant auxiliaire, avez-vous été tout d’un coup déterminé et pour toujours ? N’y a-t-il pas eu au contraire bien des heures, bien des journées, où vous vous êtes senti mal assis dans vos croyances ? Vous qui avez une haute mission de penseur et de poète, avez-vous toujours bien discerné les rayons de votre étoile ?

Si je ne me trompe, alors que je suivais obscurément les prédications saint-simoniennes à côté de beaucoup d’autres, qui ont mieux tiré parti que moi des idées puisées à cette source jaillissante, et sont aujourd’hui fort bien assis dans les fauteuils du juste-milieu, je vous voyais de loin, vous le poète illustre, introduit jusque dans le sanctuaire, et vous ne craignîtes pas de le confesser plus tard, en dédiant au père Enfantin un beau livre, dans lequel vous lui demandiez de communier avec lui à travers le temps et l’espace. Plus tard encore, la bienveillance dont m’honora M. Ballanche me permit de me rencontrer avec vous chez lui, et de me faire quelquefois l’humble écho des témoignages d’admiration qui, dans votre bouche, pouvaient le flatter. Là, nous étions encore, vous et moi, fort mal assis, car, en vérité, le grand philosophe n’a guère le temps de songer à renouveler ses meubles.

Il est vrai que vous vous êtes toujours mieux passé que moi de la croix du Golgotha ; pourtant vous avez repoussé avec énergie l’accusation d’appartenir à ceux qui l’ont dressée pour le Sauveur du monde… Et le bonnet du jacobinisme, qu’en dites-vous ? Ne se pourrait-il pas, qu’en fouillant bien on ne le retrouvât dans votre garde-robe, un peu fané, un peu usé peut-être, un peu honteux surtout de se trouver là, entre une robe de chambre passée de mode et des pantoufles trouées ? Oh ! mon ami, croyez-moi, point d’accusation de versatilité, point de récriminations : le siècle est malade ; nous sommes tous malades avec lui ; et, voyez-vous, le pauvre musicien a encore la responsabilité la moins lourde, car celui qui ne tient pas la plume et qui ne porte pas l’épée peut s’abandonner sans trop de remords a ses curiosités intellectuelles, et se tourner de tous les côtés où il croit apercevoir la lumière.

Il est souvent mal assis sur le tabouret qui lui sert de siège ; mais il n’envie point ceux qui se trouvent bien assis dans leur égoïsme, et, fermant les yeux de leur cœur et de leur intelligence, semblent ne vivre que par la bouche et par l’estomac. Mon ami, nous ne sommes pas de ceux-là, n’est-il pas vrai ? nous n’en sommes pas, nous n’en serons jamais.

Mais pour quitter ce ton solennel qui a presque l’air d’un reproche, quand je vous dois au contraire les plus affectueux remerciements, savez-vous quels sont en ce moment mes dadas de prédilection ? Oh ! pour cette fois, je suis bien sûr que vous n’y trouverez pas à redire ; ce sont ces vieux chevaux de bronze, ces tristes voyageurs qui ont tant vu de contrées et tant de choses, et qui ont assisté à la chute de quatre empires ! Ce sont ces favoris des grands que Constantin ne voulut point laisser, lui qui laissait Rome ! que Dandolo ne refusa point, lui qui refusait Constantinople ! et que Napoléon voulut avoir, lui qui avait le monde ! Les voici revenus dans leur ancienne demeure, les portes de Saint-Marc s’ouvrent encore sous leurs pieds. Quel changement étrange s’est opéré durant leur courte absence ? où donc est le doge ? où sont les patriciens qui lui servaient de cortège ? Quelle est cette population qui marche indifférente et silencieuse sous les parvis de marbre, sous les coupoles de mosaïque ? Le palais est désert, la place est muette ; plus de cris de victoire, plus de joies ; grandeur, iniquité, terreur et gloire, tout est tombé dans les abîmes du passé. Le voile noir de Faliero s’est étendu sur toute la république ; un idiome inouï frappe l’air ; les nobles coursiers ne reconnaissent plus les voix accoutumées, seulement ils voient encore là-haut, sur sa colonne africaine, leur vieux compagnon de bronze, le lion ailé de Saint-Marc qui regarde toujours les flots.

Je me trompe : voici d’autres amis qui leur restent encore ; voici ces doux oiseaux, ces pigeons confiants qui voltigent sans crainte autour d’eux, et s’abattent comme autrefois sur leur crinière immobile. La république ailée, qui dut son origine aux jeux symboliques du catholicisme, subsiste encore, jeune et vivace, longtemps après que l’autre a cessé d’être ; l’état qui pourvoyait avec tant de soin à sa nourriture n’existe plus ; mais, au milieu de ses plus grands désastres, le peuple s’est souvenu des oiseaux bien-aimés. Chacun, pauvre ou riche, a donné sa part, afin qu’ils ne s’aperçussent point du malheur des temps, et qu’ils continuassent à planer sur la ville mourante, comme les souvenirs d’une riante jeunesse sur la tête chauve d’un vieillard assoupi.

Avez-vous jamais été à Venise ? avez-vous glissé sur les eaux endormies, dans la gondole noire, le long du Canalazzo, ou sur les rives de la Guidecca ? Avez-vous senti le poids des siècles peser sur votre imagination écrasée ? avez-vous respiré cet air épais et lourd qui vous oppresse et vous jette dans une langueur inconcevable ? avez-vous vu les rayons de la lune jeter leurs teintes blêmes aux coupoles de plomb de l’antique Saint-Marc ? Votre oreille inquiète de ce silence de mort, a-t-elle cherché le bruit comme l’œil dans les ténèbres d’un cachot la lumière ? Oui, sans doute. Alors vous connaissez peut-être ce qu’il y a de plus poétiquement désolé au monde.

Mais je crois que je vais tomber dans les exclamations du touriste sentimental ; ce n’est pas trop votre affaire ni la mienne. Voici d’ailleurs la cloche des Capucins qui sonne l’office de minuit ; c’est l’heure où je vais fumer ma pipe de jonc marin sur la riva degli Schiavoni, en me demandant quelquefois quel est donc la secrète force qui nous a rapprochés, lui, le pauvre jonc des Paludes de l’Adriatique, et moi, l’enfant du Danube, pour être brisés, lui, par moi ce soir, après qu’il m’aura servi à rêver creux une heure, et moi demain par une main inconnue, après avoir servi à quoi ? Je l’ignore.


  1. Gazette Musicale, 8 juillet 1838.
  2. Sur les rapports de Liszt et Heine, qu’il me soit permis de renvoyer à un article du Courrier Musical (1er juin 1911).