Palmira/XVI

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Maradan (2p. 76-97).


CHAPITRE XVI.




Monsieur de Mircour était extrêmement chagrin ; il n’avait plus que quinze jours à rester en Angleterre, et ses affaires de cœur étaient bien peu avancées. La pénétrante Mathilde les avait devinées. Je n’aurais jamais cru, lui dit-elle un jour, un Français si discret. Vous aimez ici, M. de Mircour ? — Il serait difficile, madame, que cela fût autrement. — Point de galanterie pour esquiver une confidence. Voyons un peu qui ce peut être : serait-ce ladi Simplicia ? mais non, vous êtes trop l’ami d’Abel ; et, si c’était moi ? cependant j’ai peine à le croire, n’ayant jamais inspiré d’amour sans me l’entendre déclarer le quatrième jour au plus tard, et voici trois mois que vous soupirez, et que vous vous taisez. Nous avons bien encore ici miss Harville, avec sa mine grave, son maintien froid. — Oh ! comme vous dépeignez la plus belle des femmes ! — La plus belle des femmes est celle que l’on aime ; ainsi c’est miss Palmira. Mal-adroit Charles, attendez-vous donc qu’on vienne vous la présenter ? — Adroite ladi Mathilde, mille fois bonne et aimable, puis-je espérer ne pas vous voir contraire à la véritable passion que je ressens pour votre amie ? — Allez, Charles, je crois que personne ici ne le sera à vos intentions.

Il se fit répéter cette précieuse assurance, et le soir, restant plus tard qu’à l’ordinaire chez sa mère, il s’y promenait à grands pas, d’un air agité, en soutenant avec beaucoup de distraction la conversation de madame de Mircour, qui finit par lui dire : Qu’avez-vous donc, Charles ? — Ah ! Madame, des inquiétudes, qui, si elles n’ont pas un terme, me conduiront au tombeau. — C’est donc bien grave ? — J’adore miss Harville ! si je ne l’obtiens pas de votre bonté et de sa bienveillance, je suis désespéré ! — De sa bienveillance ! je crois que vous pouvez l’espérer : malgré qu’elle soit alliée à une famille puissante, elle ne doit pas dédaigner le fils unique de M. de Mircour, possesseur de plus de trois cent mille livres de rente. Ah ! ma mère ! les trésors des deux mondes ne la valent pas. — Mais, Charles, vous êtes bien jeune pour songer à vous marier ! — Je vous devrai plus d’années de bonheur.

Ensuite, reprit madame de Mircour, je ne puis faire mes démarches sans consulter votre père. Mon Dieu ! dit Charles avec impatience, voici vingt-deux ans qu’il ne connaît d’autre volonté que la vôtre. On a déjà fait pressentir que madame de Mircour n’était pas très-éloignée d’un pareil mariage, qui lui promettait, quand elle reviendrait en Angleterre, séjour qui lui plaisait beaucoup, d’y vivre d’une manière analogue à son goût pour les grandeurs ; ensuite, prouver à M. de Mircour qu’elle préférait une extraction noble à l’opulence était une raison presque déterminante ; elle finit donc par assurer son fils qu’elle irait le lendemain matin trouver ladi Élisa, lui demander des renseignemens sur les parens de miss Harville, afin de pouvoir leur écrire.

Charles, transporté, l’embrassa cent fois, lui dit qu’il recevait d’elle dans cet instant, un don plus précieux que celui de la vie. Et la quittant, il va réveiller son ami Abel, pour lui communiquer l’excès de sa satisfaction. En entrant dans sa chambre, il s’écrie : Ma mère est la meilleure des femmes ! Demain elle va solliciter pour moi la main de miss Harville. La tête de sir Abel retomba sur son oreiller. Croyez-vous, continua Charles, que je puisse espérer ? Ladi Élisa m’a toujours montré une bonté vraiment maternelle : Palmira est réservée avec moi, mais peut-être moins qu’avec les autres, même que pour vous, mon cher Abel, qui cependant devez l’intéresser comme l’époux de sa cousine.

Sir Abel s’efforça de le féliciter. Heureusement pour lui que M. de Mircour n’était pas en état de rien remarquer ; il jouissait, dans toute sa plénitude, du délire enchanteur d’un premier amour. Palmira est si jeune, dit-il, que son cœur doit être parfaitement libre. Je la mènerai en France. Dans un an j’aurai une fille, un ange qui lui ressemblera ; alors elle m’aimera, et j’obtiendrai ces doux sourires, ces délicieuses caresses…

Ces sentimentales folies se prolongèrent long-temps encore ; il pria son ami de l’excuser d’avoir troublé son sommeil, et il se retira. Pour Abel, il était accablé de mille anxiétés qui ne lui laissaient pas une seule idée nette et précise. Cependant il invoqua la raison, la générosité de l’amitié : il finit par souhaiter la paix et le bonheur à Charles et à sa Palmira.

Madame de Mircour fit demander à ladi Élisa un moment d’audience, comme elle en était convenue la veille avec son fils. On le lui accorda à l’instant même. Palmira alors dessinait près de la chambre de sa mère : une porte en glace entr’ouverte les séparait seulement quand madame de Mircour entra. Ladi Élisa lui dit que, si la présence de Palmira apportait quelque gêne dans ce qu’elle avait à lui communiquer, elle allait se retirer. — Miss Harville étant précisément l’objet qui m’amène près de vous, madame, peut et doit nous entendre.

Le cœur de ladi Élisa palpita avec un doux pressentiment ; Palmira, moins agréablement, éprouva une forte émotion, et madame de Mircour continua. Je pense, madame, que n’ayant pas l’honneur d’être connue des parens de miss Harville, ils ne peuvent s’offenser que je m’adresse d’abord à vous pour une circonstance importante qui lui est relative.

Personne sur la terre, reprit ladi Élisa, n’aime autant Palmira que moi, et cette tendre affection m’a acquis le droit d’une famille entière. — Aussi sera-t-il, madame, d’un bien heureux augure pour mon fils, que vous approuviez l’amour que lui a inspiré miss Harville.

Palmira fut aussi malheureuse dans ce moment qu’Abel l’avait été le soir précédent ; mais sa raison, son courage, reprirent à l’instant tout leur pouvoir, et elle sentit que sa tranquillité, sa gloire peut-être, exigeaient qu’elle obéît à la volonté de sa mère : elle se préparait donc à la résignation, tandis que madame de Mircour, s’entretenant avec ladi Élisa, lui disait : que l’assurance du bonheur de son fils et la naissance honorable de miss Harville comblaient ses vœux, et qu’elle ne s’était appesantie sur aucune considération d’intérêt. Ladi Élisa répondit qu’elle était sensiblement touchée de la voir rechercher Palmira uniquement pour elle ; que cela doublait le plaisir qu’elle trouvait à lui apprendre que miss Harville joindrait à ses avantages personnels une dot considérable.

Ladi Élisa ne pouvait plus retarder une confidence complète ; sa délicatesse en souffrait excessivement ; l’idée seule que c’était à la sœur de Saint-Ange qu’elle allait tout avouer lui rendit peut-être cette déclaration moins pénible. Néanmoins ce ne fut qu’en tremblant, en hésitant, qu’elle commença ainsi : Je crois vous avoir témoigné, madame, toute ma satisfaction ; elle est le gage de mon consentement : j’ose vous répondre de mon frère ; mais ce n’est pas tout. — C’est beaucoup du moins ; maintenant il me faut faire une démarche en forme, près de ces nobles Écossais ; je vous prie de m’en indiquer les moyens les plus sûrs et les plus prompts.

Dans ce moment Palmira se rapprocha de sa mère ; elle éprouvait un mélange de honte et de fierté, en songeant que le voile qui l’avait enveloppée jusque-là allait tomber aux yeux de madame de Mircour. Ladi Élisa, la prenant par la main, dit à celle-ci : Du côté de sa mère, elle appartient à milord duc de Sunderland ; inconnue jusqu’à ce jour à la famille de son père, sa plus proche parente est vous, madame… Ses larmes l’empêchèrent de continuer.

Parente à moi ! reprit madame de Mircour avec la plus grande surprise. — Oui, oui, reconnaissez-la, aimez-la comme ma fille, et celle du malheureux Saint-Ange. Est-il possible ? s’écria vivement madame de Mircour. Quoi ! Saint-Ange eut l’honneur de vous épouser secrètement ?… Ses traits, sa personne respiraient l’attente d’un heureux événement. — Nous étions au moment de sanctifier notre engagement quand l’impitoyable destin me l’enleva. — Comment ! ladi Élisa, vous ne fûtes jamais mariée ? — Le ciel me refusa ce bonheur.

À ces mots la physionomie de madame de Mircour reprit sa sécheresse ordinaire ; elle abandonna la main de Palmira, qu’elle tenait depuis le moment où sa mère la lui avait présentée, et retomba dans son fauteuil en disant : J’étais loin de m’attendre à un semblable aveu. Il régna un profond silence, pendant lequel Palmira cachait son visage dans le sein de ladi Élisa.

Madame de Mircour le rompit la première avec une sorte d’embarras, où l’on remarquait un violent dépit et une nuance de mépris. Elle dit alors : J’ignore sous quel aspect on considère certains préjugés en Angleterre ; mais, en France, ils sont terribles, et il n’existe pas de puissance qui puisse décider M. de Mircour à recevoir pour sa belle-fille un enfant naturel. N’insultez pas ma mère, s’écria Palmira, dont le regard était foudroyant et l’accent terrible ; et croyez que, si je ne respectais le lien qui vous unissait à mon père, je vous ferais sentir la différence qui règne entre ladi Sunderland et madame de Mircour.

— Songez plutôt, reprit celle-ci avec mépris, à la distance qui existe entre Palmira et la nature entière. — N’accablez pas une infortunée au désespoir, dit enfin ladi Élisa abymée dans sa douleur ; son exaspération est bien pardonnable lorsqu’elle se voit repoussée des bras où elle devait espérer un asile. — En France, madame, on ne regarde pas comme nous appartenant le fruit des erreurs de nos parens ; néanmoins, si Palmira était dans la misère, mes bontés s’empresseraient de l’en retirer. Graces aux vôtres, elle n’en a pas besoin, et cette leçon réprimera peut-être son orgueil. Si elle vous afflige, miladi, j’en suis fâchée : quelle que soit leur conduite, je n’ignore pas ce que l’on doit aux personnes de votre rang ; mais il fallait m’instruire au premier moment de notre connaissance, et ne pas entraîner mon fils dans ce piége. — Un piége ! madame, répéta ladi Élisa avec dignité ; peut-être, sans mon attachement pour la mémoire de Saint-Ange, ne me serais-je pas déterminée à donner ma fille au jeune Charles : au reste, je déclare avec vous que tout est rompu ; je ne conserve d’autre regret que celui de vous avoir mal jugée ; mais il m’était permis de croire que la sœur de Saint-Ange avait quelque rapport de cœur et d’esprit avec lui. — Madame, madame, je ne vois pas que ses grands principes l’aient parfaitement dirigé.

Ô ma mère, dit Palmira, ne l’écoutez plus, elle outragerait jusque aux cendres les plus chères, les plus respectables. Madame de Mircour se leva alors, en disant à ladi Élisa que la prolongation de son séjour à Sunderland ne pouvait plus convenir à personne, qu’elle allait faire ses adieux à milord, et la priait de recevoir les siens. Elle reçut un froid salut, et sortit en lançant sur miss Harville un regard de colère.

À peine fut-elle hors de l’appartement, que la malheureuse Palmira s’écria : Abominable femme ! avec quelle dureté elle vient me faire sentir ma déplorable situation ! Depuis que j’ai quitté les rochers d’Heurtal, que d’humiliations et d’ennuis j’ai éprouvé ! Ah ! il fallait m’y laisser, puisque j’étais réservée à rencontrer des Arabel, des Mircour, tant d’êtres qui leur ressemblent, et qui ont trouvé une secrète jouissance à m’accabler de douleur, de dégoût. Il faut mourir, ma mère, il le faut. Je ne puis exister, étant traitée comme l’enfant de la honte. — Vous me tuez aussi, Palmira ! Ô ma pauvre victime ! ménage l’auteur de tes maux. — Ma mère, reprend Palmira, pardon, mille fois pardon ; oui, je m’égare : à leur imitation, je deviens cruelle ; tout est confusion dans ma tête. Elle se jeta sur la main de ladi Élisa, qu’elle couvrit de baisers ; puis elle la quitta précipitamment.

Elle voulait aller dans sa chambre ; mais, n’étant plus à elle-même, se trouvant dans le vestibule, elle gagna les jardins sans savoir ce qu’elle faisait. Il pleuvait très-fort, elle ne s’en apperçut pas ; et, ayant franchi un espace considérable, accablée sous le poids de ses peines et de sa fatigue, elle tomba évanouie au bord du canal. L’infortunée, exposée à un orage terrible, avait ses vêtemens traversés par la pluie, ses cheveux tout mouillés couvraient son visage, pâle comme au jour de sa destruction.

Il y avait déjà long-temps qu’elle était dans cette position, qui l’eût rendue un objet de compassion pour le dernier des humains, lorsque sir Abel, qui avait essayé de dissiper le trouble de son ame, en entreprenant une longue course, étant forcé, par le mauvais temps, de retourner au château, passa le long du canal ; il apperçoit une femme évanouie, et la devine, à son émotion, avant de pouvoir la reconnaître. Il hâte ses pas : Dieu ! s’écrie-t-il, c’est bien elle : ainsi seule ! ainsi mourante ! Ô miss Harville ! reprenez vos sens. Il s’efforce de la soulever, sans qu’elle puisse s’aider et l’entendre ; il la porte, dans cet état, sur un banc de gazon. Il la contemple, avec un mélange d’affliction et d’admiration. Ô Palmira ! s’écrie-t-il, nulle beauté au sein d’une florissante santé n’est plus séduisante que toi ! Plongée dans le sommeil de la mort ! de même tes superbes yeux noirs se fermèrent la première fois que je te vis ; et il donnait un baiser à ces superbes yeux noirs. Tes lèvres, ordinairement si fraîches, si charmantes, étaient, pareillement à cet instant, pâles et décolorées ; et il osa donner un nouveau baiser à ces lèvres pâles et décolorées. Palmira reprit connaissance en ce moment. Où suis-je ? demande-t-elle d’une voix affaiblie : c’est vous, sir Abel, ho ! prenez pitié de moi, car j’ai bien souffert ! Une femme méchante, barbare, m’a fait un mal !… Je l’ai fuie, je voulais fuir l’univers ! Le tonnerre a grondé sur ma tête, des torrens de pluie m’ont inondée ; j’espérais avoir cessé de vivre.

Sir Abel répondit à ces paroles incohérentes par les expressions les plus douces, les plus propres à rendre quelque calme à cette ame tant agitée ; elles produisirent leur effet. Palmira recouvra totalement l’usage de sa raison ; et, s’appercevant qu’elle était serrée dans les bras d’Abel, une vive rougeur anima, pour un moment, la blancheur de ses joues. Elle chercha à se tenir debout ; sa faiblesse l’en empêchant, elle fut forcée de s’appuyer encore ; et Abel, soutenant ce précieux fardeau, la ramena au château.