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Palmira/XXII

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Maradan (2p. 179-196).


CHAPITRE XXII.




À une heure et demie après minuit, elle entendit le signal de l’arrivée de George, et elle lui ouvrit la porte du jardin, assez voisine de celle de son pavillon. Cet homme était suivi de son frère, ils entrèrent doucement, et emportèrent ses différens effets : elle marcha bientôt sur leurs pas avec la précieuse cassette sous le bras ; le cœur lui battait d’une force extraordinaire. À peine fut-elle hors de la maison, qu’elle leva ses yeux et ses mains vers le ciel, en lui adressant ces paroles : Ô mon Dieu ! ce sont presque toujours les passions inconsidérées qui font abandonner furtivement le toit paternel, ou l’asile hospitalier de l’amitié ; mais, je t’en prends à témoin, nul coupable dessein n’a déterminé ma fuite : daigne donc la protéger ! Puis, se pénétrant de la nécessité de s’éloigner promptement, elle monta à cheval, et, se servant de toute son agilité, dans une heure elle fut rendue au bord de la mer.

Les pâles rayons de la lune l’avaient éclairée jusqu’alors ; mais elle s’obscurcit dans ce moment, et la nuit du chaos aurait été moins sombre. George, lui dit son frère James, je parie[illisible], sur ma tête, qu’il y aura un ouragan[illisible] avant le lever du soleil. Palmira déclara qu’elle ne redoutait rien tant, que de ne pas partir ; d’ailleurs George contredit l’opinion de James, et répondit d’un heureux passage : ils étaient donc deux contre un du même avis, et l’on s’embarqua.

Ils s’éloignèrent facilement du rivage. Déjà George annonçait avec joie qu’avant cinq heures on serait sur les côtes de France. Son frère, plus expérimenté, répondit gravement qu’il rendrait grace à Saint-Patrice s’ils abordaient sans accident à la fin du jour, mais qu’il ne l’espérait pas. Effectivement, les ténèbres régnaient encore, que les vents se levèrent, et, à la place de la belle et douce aurore, le ciel n’offrit que l’effrayant aspect d’un globe de feu. La tempête ne tarda pas à se manifester. Les deux pêcheurs se livrèrent aux plus profondes inquiétudes. Palmira, calme, résignée, pensait seulement au fond de son cœur : Je cherchais le repos, je trouverai la mort ! Voilà donc, pour moi, l’unique moyen de le goûter !

George et James, faisaient de vains efforts pour essayer de manœuvrer à l’extrémité du bâtiment. Palmira leur donna la bague promise, en disant, qu’elle serait inconsolable, si elle n’avait la ferme persuasion qu’ils pourraient se sauver tous les deux, dans les cas les plus désespérés ; et que ne pouvant avoir pour elle-même un semblable espoir, elle s’empressait de leur donner, dans cet instant, la récompense convenue.

Ô miss ! répondit George, nous sommes tous les trois dans un égal péril ; mais ce n’est pas votre faute ; j’aurais dû suivre le conseil de James, et différer cet imprudent départ. Ce dernier accablait son frère d’imprécations : leur terreur était au comble. Palmira, animée d’une piété aussi éclairée que fervente, était prosternée au milieu de la barque, d’où elle priait Dieu et sa mère de la recevoir promptement dans leur sein.

Ils étaient plongés depuis quelques minutes dans le silence du désespoir, lorsque James s’écria : Je reconnais, à la lueur des éclairs, le port du Hâvre ; la tempête nous a rejetés bien loin de Saint-Malo. Eh ! qu’importe le lieu où l’on périt ? répondait George ; car il est certain que, malgré sa proximité, nous ne pourrons jamais arriver au Hâvre. Au Hâvre ! répétait Palmira ; et elle songeait que c’était la ville qu’habitait madame de Mircour. Ses réflexions sur ce sujet ne furent pas longues. Nous sommes perdus ! perdus sans ressource ! s’écria James : la barque n’a résisté si long-temps que par miracle ; avant une minute elle sera submergée. Effectivement, le tonnerre redouble, les vagues s’amoncèlent, et semblent menacer les nues ; la barque s’entr’ouvre ; George saisit les longs cheveux de Palmira : quelque temps il peut la garder près de lui ; mais un coup de vent d’une force irrésistible les sépare. Palmira, évanouie, mourante, est abandonnée au terrible élément ; et, par un de ces événemens bizarres que la providence présente quelquefois, elle est jetée sur une roche, à deux lieues à-peu-près du port.

Elle entr’ouvre enfin les yeux. La tempête paraît calmée, mais elle se voit séparée de ses compagnons de voyage, dénuée de tout secours, sur une terre aride. Les languissans regards qu’elle jette autour d’elle n’apperçoivent pas une habitation, pas un être animé. Elle fait un profond soupir, surchargée de douloureuses angoisses, et retombe dans un nouvel évanouissement.

Elle était depuis long-temps dans cette cruelle situation lorsqu’elle entend une voix douce prononçant ces mots : Ô ! Roger ! qu’elle est belle ! Et Palmira, entièrement rendue à la vie par les secours les plus actifs, se voit soutenue par une femme de vingt ans à-peu-près ; ses grossiers habits, son teint hâlé, n’empêchent pas que l’on ne distingue en elle des traits charmans, et sur-tout une expression de bonté, qui seule l’eût embellie. Un homme partageait les soins qu’elle donnait à Palmira ; son costume était aussi simple que celui de sa compagne ; mais ses joues fleuries, ses yeux brillans, respiraient de même santé et bonheur. Suis-je en France ? dit Palmira d’une voix affaiblie.

Oui, mademoiselle, répond la jeune paysanne, et auprès de bonnes gens, je vous assure. Sans doute vous étiez passagère sur quelque bâtiment qui aura échoué par l’orage de la nuit ? — Un bien frêle, reprit miss Harville, portait ma personne et ma fortune. Mademoiselle, interrompt vivement Roger, il ne faut s’occuper qu’à rendre grace à Dieu de vous avoir conservé la vie ; mais vous voilà bien pâle, bien fatiguée, acceptez notre cabane pour retraite ; soyez certaine que vous y serez soignée comme si vous aviez avec vous les trésors du nouveau monde.

Palmira remercia en acceptant les offres faites avec une bienveillance et une franchise non équivoques. Elle s’efforça de faire quelques pas ; ne pouvant y réussir, elle fut presque entièrement portée par Roger et Louise sa femme jusqu’à leur maisonnette, située à une certaine distance de la mer.

Miss Harville fut frappée de l’air de propreté et d’aisance qui y régnait. On lui prépara un lit bien blanc, bien chaud. On lui ôta ses habits d’amazone, trempés comme on peut le deviner. En se déshabillant, elle vit avec plaisir qu’elle avait conservé à son cou la longue chaîne d’or qui attachait le portrait de ladi Élisa, entouré de superbes brillans. Elle avait encore dans sa poche la boîte renfermant la rose effeuillée, et une bourse contenant cent vingt louis en or. Ces trois objets formaient désormais ses uniques ressources, sa cassette ayant été submergée avec ses autres effets. Palmira crut devoir sa propre conservation à l’image de sa mère, et la baisa dix fois.

On l’invita à se reposer ; mais s’inquiétant beaucoup du sort de George et de James, elle pria Roger de s’informer si l’on parlait de deux pêcheurs anglais, qui avaient fait naufrage le matin même. Je m’en occuperai promptement lui dit Roger ; sur-tout, mademoiselle, couchez-vous, tâchez de dormir. Il voulut encore lui faire boire d’un vin vieux, très-fortifiant. Effectivement, ce cordial et l’excès de sa fatigue la plongèrent dans un profond sommeil.

Sais-tu bien, dit Roger à sa femme, quand miss Harville fut hors d’état de l’entendre, que voilà une singulière aventure. — Bien heureuse pour nous, qui pouvons nous vanter d’avoir sauvé la plus belle des femmes ! — C’est bien étonnant que, si jeune, si bien mise, elle ait fait la traversée dans une barque de pêcheurs, et encore toute seule avec eux. — Qu’est-ce que cela fait, elle est honnête, vertueuse, j’en suis sûre. As-tu vu comme elle baisait le portrait de sa mère ? Elle lui adressait des paroles si tendres ! puis le rebaisait encore. Ah ! je l’aimerais seulement pour l’amour qu’elle porte à sa mère. En disant cela, Louise essuyait ses yeux avec le coin de son tablier. Tu pleures, ma Louise, reprit Roger en l’embrassant ; tu ne prononceras donc jamais de sang-froid ce nom de mère ! — Ô Roger ! et Louise pleurait abondamment à ces souvenirs ; mais elle souriait aux caresses de son mari.

Après avoir un peu causé ensemble, elle fut voir dans quel état se trouvait la belle Anglaise. Elle repose, dit-elle, d’un air satisfait, à Roger, qui convint que sa femme la garderait, tandis qu’il irait courir le long du rivage, afin de prendre les informations qu’elle desirait avoir. Louise se plaça à côté de miss Harville, et se réjouissait en voyant de vives couleurs succéder à sa pâleur mortelle ; mais cette erreur ne dura que jusqu’au réveil de Palmira, se plaignant alors d’une fièvre ardente, qui redoubla jusqu’à l’entrée de la nuit. Et même pendant toute cette nuit elle fut hors d’état d’entendre ce que Roger raconta à son retour, qu’il avait fait beaucoup de chemin, que l’on ne faisait que parler des désastres de la tempête, qui avait fait périr deux forts bâtimens danois, mais que l’on ne faisait nulle mention des pêcheurs anglais.

Cependant l’un et l’autre étaient sauvés. En arrivant au Hâvre, ils avaient vendu de suite les diamans à un Juif, et deux heures après ils s’étaient embarqués sur un vaisseau partant pour la Jamaïque, et y rejoindre des parens plus aisés que leur position ne devait le faire présumer, et placer dans leur commerce la somme qu’ils venaient de recevoir, s’inquiétant beaucoup moins de miss Harville, qu’elle de leur sort, dont l’incertitude augmenta son mal. Il empira d’une manière effrayante, mais il fut aussi prompt que terrible, et les soins réunis de Louise et de Roger la rendirent une seconde fois à la vie. Après cinq jours la fièvre disparut entièrement, et sa convalescence fut assurée. Alors elle pria Roger d’aller à la ville la plus prochaine, lui faire quelques emplettes de vêtemens et de linge.

Cela sera très-facile, lui dit-il ; nous ne sommes pas à trois lieues du Hâvre. Palmira le supplia de ne rapporter à personne un seul mot de son aventure ; car elle craignait toujours qu’elle ne finît par arriver aux oreilles des Mircour. Roger le lui promit et partit. Sa femme se serait bien chargée des commissions de miss Harville ; mais le commencement de sa grossesse un peu pénible ne lui permettait guère ce petit voyage. Elle resta donc pour faire compagnie à Palmira, qui était obligée de se revêtir momentanément des habits de Louise, qui, comme on pense bien, lui avait prêté ceux du dimanche.

Elles furent prendre l’air dans le petit jardin situé derrière la cabane, (qu’il est peut-être trop modeste de nommer ainsi). Sa rustique culture était ornée d’une quantité prodigieuse de roses, de jasmin, et de chèvre-feuille, fleurs chéries de Louise, et que Roger avait planté et entretenu avec un soin particulier. La haie d’aubépine qui régnait autour, n’étant qu’à hauteur d’appui, laissait voir la mer dans le lointain.

Palmira s’assit sur un banc d’où elle contemplait l’élément qui lui avait été si funeste. Louise se plaça à ses côtés, se mit à travailler à sa layette. Vous me prouvez, lui dit miss Harville, que la providence récompense quelquefois les cœurs honnêtes et sensibles, puisque vous me paraissez jouir du véritable bonheur qui naît toujours d’un bon ménage, de la santé et de l’aisance. — Ah ! oui, mademoiselle, nous sommes bien heureux de notre tendresse, et assez riches, Dieu merci, pour bien recevoir le petit qui va venir, et ceux qui le suivront, j’espère ; mais, ajouta-t-elle en relevant ses longues paupières noires de dessus son ouvrage, nous avons éprouvé bien des traverses ; et, si cela pouvait intéresser mademoiselle, je lui conterais mon histoire. — Je l’écouterai avec bien du plaisir. Alors, Louise serrant dans une corbeille le petit béguin auquel elle travaillait, commença ainsi :