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Palmira/XXI

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Maradan (2p. 160-178).


CHAPITRE XXI.




Peu de jours après cet arrangement, Abel fut faire ses adieux à milord Sunderland. Ils étaient extrêmement mal à leur aise tous les deux. Ce dernier finit par lui dire qu’il se trouvait satisfait d’avoir pu lui éviter l’aspect d’un père courroucé ; mais qu’incessamment, cédant à la volonté de la raison et à celle de sa fille, il déclarerait la rupture, afin d’assurer une mutuelle liberté aux deux familles.

Sir Abel baissa les yeux, en répondant : Heureux qui méritera et obtiendra la main de ladi Simplicia ! Il demanda à la voir une dernière fois. Elle lui fit dire qu’une légère indisposition la retenait chez elle, et qu’elle lui souhaitait un bien bon voyage. Ce n’était point le ressentiment qui la porta à le refuser dans ce moment ; mais elle craignit de lui développer le sentiment de faiblesse qui bouleversa tout son être lorsqu’on lui annonça qu’il allait partir.

Sir Abel, prévoyant le terrible mécontentement de son père, presque brouillé avec ses plus chers amis, ne pouvant former d’espérance relative à Palmira, quittait l’Angleterre le cœur déchiré. Au moment de s’embarquer à Plimouth pour Cadix, il réfléchit qu’il y aurait plus de barbarie que de délicatesse à ne pas donner un témoignage de souvenir à miss Harville, d’après les assurances qu’il avait eues que son malheureux amour était partagé. Il prit la plume en soupirant, et traça les mots suivans :

« Il faut fuir miss Harville, puisque j’ai su répandre le trouble et la douleur près de celle dont le bonheur m’était plus cher que le mien. Dans une heure, j’aurai quitté l’Angleterre ; je vais rejoindre l’ami de ma jeunesse. Confident de mes plus secrètes pensées, il vous connaîtra bientôt, ma chère Palmira ! il saura que vous êtes la plus belle, la plus intéressante des femmes. J’oserai m’informer de sa rigide sagesse si les devoirs de la nature et ceux de l’amitié nous imposent à vous et à moi d’écarter tout projet d’union, même éloignée. Hélas ! s’il prononce que je ne puis braver la volonté paternelle ; s’il dit, comme vous, que l’amie, la compagne de ladi Simplicia ne peut être à Abel, au moins plaignez-moi, et songez que l’apparente faiblesse de mon caractère ferait place à une énergie qui aurait pour base l’amour, et ne connaîtrait d’autre guide que lui, si vous daigniez me laisser entrevoir que je suis nécessaire à votre félicité…

« Si vous me sacrifiez à votre délicatesse, peut-être exagérée, à votre attachement pour le digne Sunderland, oh ! du moins, soyez heureuse et paisible ! Que ne suis-je né le frère de Simplicia ! alors je n’aurais pas offensé cette aimable créature, et j’aurais un droit de plus sur votre cœur. Enfin, si le sort me condamne à ne pas obtenir de vous le plus doux de tous les titres, que n’êtes-vous ma sœur ! puisqu’il est nécessaire au charme de ma vie de vous appartenir par un lien quelconque…

« J’entends les signaux du départ, les passagers accourent sur le rivage ; leur air satisfait, empressé, contraste avec mon affliction, ma répugnance de m’éloigner de cette île chérie ; ah ! sans doute ils n’y laissent pas l’objet d’un premier amour. »

Palmira parcourut cette lettre avec beaucoup d’émotion ; elle vit bien que tout était rompu entre Abel et Simplicia. Eh ! c’est là mon crime involontaire ! pensait-elle avec désespoir. Ah ! je n’en retirerai pas le coupable fruit, ou je mériterais le supplice que j’ai toujours desiré voir infliger aux ingratitudes sociales. Ne suis-je pas assez condamnable de m’être livrée à des sentimens illicites, qui me forcent d’éviter à jamais les regards vertueux et purs de milord Sunderland, et ceux de Simplicia !

Elle redoubla d’activité pour son mystérieux départ. Elle n’osait employer des moyens connus, étant persuadée de toutes les recherches qui seraient faites sur son compte après sa disparition.

Sunderland n’était qu’à deux milles et demi de la mer. On l’appercevait parfaitement du haut de la tour, située au milieu du parc. Palmira ne s’effraya pas du danger que présentaient des rochers, et plusieurs écueils qui se trouvaient dans cette partie de la côte, et elle saisit l’occasion de parler à George, pêcheur du voisinage, qui, deux fois la semaine, apportait du poisson au presbytère. Elle s’assura d’abord de sa discrétion, puis l’engagea, par des offres brillantes, de la passer en France dans sa barque. Il faut renoncer à l’Angleterre, lui dit-elle, une honnête aisance vous rendra heureux par-tout ailleurs, sur-tout étant veuf, sans enfans, et possesseur de ce diamant, qui vaut cinq cents guinées ; mais j’exige votre parole de ne jamais reparaître ici, ne voulant pas que l’on puisse interroger le témoin d’une fuite qui doit être enveloppée d’un mystère impénétrable.

George, ébloui des cinq cents guinées, accepta, et promit de se soumettre à toutes les mesures proposées par miss Harville. Cependant il lui demanda si elle n’aurait aucune crainte de se confier à lui et à son frère, dans leur barque si frêle. Elle l’assura qu’elle ne redoutait rien. Alors George s’engagea de venir, la nuit qu’elle lui indiquerait, la chercher avec deux chevaux, dont l’un lui servirait de monture, et l’autre serait destiné à porter ses effets. Il fut arrêté qu’aussitôt après avoir atteint les bords de la mer, ils s’embarqueraient de suite, et se dirigeraient vers Saint-Malo. Cet arrangement était le point principal ; il combla les vœux de Palmira, croyant à sa régénération en vivant inconnue. Elle fixa son départ à la fin de la semaine qui venait de commencer.

Souvent seule dans son appartement, elle eut le temps de s’occuper des préparatifs nécessaires. Elle plaça son écrin de diamans dans une cassette de bois de sandal, revêtue de lames d’or de distance en distance. C’était un don de Simplicia, et ce souvenir troubla un peu son étonnante sérénité.

Le jour auquel devait succéder une époque si importante de sa vie arriva enfin ; elle se leva de très-grand matin, et, pour la première fois depuis la mort de sa mère, porta ses pas vers le château de Sunderland. Elle traversa la belle et immense prairie, ombragée de cyprès, au milieu de laquelle s’élevait la pyramide désignant la place où reposait ladi Élisa. [1] Oh ! pensa-t-elle en s’y arrêtant, un de mes regrets, en quittant ma patrie, est de renoncer à l’idée que je m’étais formée qu’un jour on ne dédaignerait pas d’unir mes cendres à celles de ma mère : elle se prosterna ; puis, éprouvant bientôt que ce sol mélancolique avait un douloureux attrait pour elle, qu’il faisait chanceler ses résolutions de le fuir à jamais, elle s’en arracha, et entra dans les jardins, d’où elle se rendit à l’île d’Élisa, et s’assit sous ces mêmes acacias, où celle qui n’existait plus avait conjuré ses amis, quelques temps auparavant, de venir se rappeler sa mémoire.

Palmira cueillit une rose sauvage, qui avait fleuri naturellement près du banc de mousse où ladi Élisa s’était assise la dernière fois qu’elle y vint : elle l’effeuilla, et la serra ensuite dans une boîte précieuse. Après, elle caressa le cygne familier, qui, par son éclatante blancheur, était le favori de sa mère, s’approchait des bords du canal dès qu’il l’appercevait, et suivait toujours sa nacelle.

Une forte oppression succéda à la sorte de douceur que Palmira avait d’abord ressentie en se livrant à ses tristes souvenirs : elle sortit de l’île, craignant de se trouver tout-à-fait mal ; la fraîcheur de l’eau la remit un peu. Elle reprit le chemin le plus court pour retourner au presbytère. Sa promenade, l’événement de la nuit prochaine, lui donnaient une profonde distraction : elle en fut tout-à-coup tirée par l’apparition du vieillard Akinson, descendant de voiture à la porte de M. Orthon.

Vous ici ! cher monsieur Akinson ! s’écria-t-elle avec surprise. — Oui, miss Harville, et j’y viens uniquement pour vous. Cette visite inattendue inspira quelque inquiétude à Palmira. Ils rentrèrent ensemble ; les premiers momens furent donnés à la famille Orthon, qui reçut l’envoyé de leur protecteur avec une véritable effusion de cœur. Ensuite, Akinson demanda un entretien particulier à miss Harville, et qu’il commença ainsi :

Je viens vous chercher, miss ; ladi Simplicia ne peut s’habituer à votre absence. Milord Sunderland m’a expressément recommandé de vous assurer qu’il ne vous connaissait plus d’autre tort que celui de vivre loin d’eux. Il faut revenir à Londres, il le faut ; la reconnaissance l’exige, et peut-être le soin de votre réputation. Le départ de sir Alvimar, l’air affligé de ladi Simplicia, occupent généralement, et font former mille conjectures. Miladi Arabel Cramfort débita l’autre jour, dans un cercle nombreux, que vous étiez exilée de la maison des Sunderland, pour avoir cherché à enlever le jeune Alvimar à la fille de votre bienfaiteur ; qu’Abel, séduit par vos artifices, avait cédé un instant, et que son voyage était imposé comme punition par les deux familles. Revenez donc à Gros-Venor-Square ; votre présence, les témoignages d’affection de celle de qui on vous suppose rivale, détruiront infailliblement de semblables bruits.

Palmira avait changé dix fois de couleur pendant ce discours. Je suis destinée, lui répondit-elle, à être victime de la société sous tous les rapports. Depuis mon entrée dans le monde, la calomnie s’est emparée de mes plus innocentes actions : d’honorables appuis ne peuvent plus m’en préserver, et me forcer à paraître, serait vraiment une barbarie. Vous interprétez bien mal, dit Akinson, le tendre intérêt des Sunderland ; cette lettre vous le fera sûrement mieux comprendre. Alors, il lui en remit une infiniment pressante de ladi Simplicia, au bas de laquelle son père avait ajouté quelques lignes, écrites du même ton.

Après en avoir pris lecture, et fait de longues réflexions : laissez-moi, dit Palmira, avec beaucoup d’embarras, jouir uniquement aujourd’hui, du plaisir de vous recevoir. Demain nous verrons s’il m’est possible d’acquiescer à des volontés dont je chéris et respecte la source, quel que soit le parti que je prendrai.

Cette réponse évasive donna beaucoup d’espoir à Akinson. C’était la première fausseté que les lèvres de Palmira eussent proférée ; ce ne fut pas le moins difficile de son entreprise. Le reste de sa journée se passa en affectant plus de tranquillité qu’elle n’en sentait véritablement.

Elle considérait avec envie la simple Poly, dont l’imagination pure et paisible, comme le ruisseau limpide, la faisait vivre près de ses vertueux parens, inaccessible à l’ambition et même à la méchanceté d’autrui ; sa figure, quoique agréable, n’ayant pas assez de beauté pour exciter la jalousie, et les vertus de son ame étant plus connues dans la chaumière du pauvre que son esprit peu saillant dans les salons dorés. Honnête et bonne fille, pensait Palmira, à en juger par le calme, le bonheur de ta vie, je vois que la modeste violette, qui naît avant la saison des orages, est mieux favorisée de la nature que la plus éclatante des fleurs, exposée à être promptement flétrie, et abatue par les vents de la tempête.

Elle se retira d’assez bonne heure dans son pavillon ; après avoir embrassé les excellens Orthon, et Akinson, qui la fit frémir en lui disant : J’espère que demain vous m’annoncerez être, pour la vie, rendue à vos amis de Londres. Ô bon Akinson ! si mes résolutions n’étaient pas telles, pourriez-vous cesser d’aimer la fille de votre cher et infortuné Saint-Ange ? — Non, mais, je m’affligerais de voir qu’elle ne se dirige pas toujours avec l’excellence d’esprit, la sensibilité de cœur, qui devraient être le partage d’une élève de ladi Élisa.

Quelles que soient les apparences, reprit Palmira avec un mélange de fierté et de tristesse, je réponds que toutes mes démarches, et les sentimens qui me guideront, ne pourraient faire rougir l’aimable guide de ma jeunesse, s’il existait encore.


  1. Cette pyramide devait être remplacée par un superbe monument qu’exécutait un célèbre artiste de Rome, qui se trouvait alors à Londres.