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Palmira/XXVI

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Maradan (3p. 36-48).


CHAPITRE XXVI.




La disparition des deux pêcheurs n’avait pas été remarquée. On envoya le signalement de la fugitive dans tous les ports de mer. Les plus exactes perquisitions furent faites dans toute l’Angleterre et en Écosse ; mais il ne restait pas la moindre trace de cet incompréhensible départ.

Les amis de Palmira, véritablement au désespoir, la réclamèrent même avec les termes les plus honorables, dans différentes gazettes nationales et étrangères, qui ne parvinrent pas à Palmira, dont l’étrange conduite ne la fit point soupçonner par Simplicia et son père d’une coupable intelligence avec sir Abel. Simplicia sur-tout, connaissait si bien l’élévation de son cœur, les bizarreries de son esprit, qu’elle la devina parfaitement, en assurant milord Sunderland que Palmira avait cru se punir de son tort involontaire, en se condamnant à une retraite impénétrable. Ils gémissaient ensemble d’une délicatesse si mal-entendue, et espéraient toujours qu’elle reviendrait quelque jour près d’eux, se promettaient de la recevoir alors avec autant de joie que de tendresse.

Milord Sunderland, vivement pressé par sa fille, n’attendait qu’une occasion pour prévenir milord Alvimar de l’impossibilité d’exécuter leur projet de mariage entre leur deux enfans. Voici comme cette occasion se présenta. Peu de temps après l’arrivée d’Abel en Espagne, son père reçut la lettre suivante de l’ambassadeur :

« Comment vous remercier, mon cher lord, de l’inestimable présent que vous nous avez fait pour cet hiver, en nous envoyant sir Abel. Vous concevez le plaisir avec lequel j’ai revu le fils de mon ancien ami, et combien de fois Arthur a embrassé le frère de ladi Mathilde !

« Je l’ai présenté à la cour ; il a parfaitement réussi, ainsi que dans nos cercles. Je ne connais pas de jeune homme plus fait que lui pour plaire généralement. Cependant, sans que cela altère en rien son amabilité, je le vois atteint d’une rêverie, parfois même d’une profonde mélancolie, étonnante à son âge, et dans une situation aussi fortunée que celle où il est placé.

« Plusieurs de nos compatriotes, instruits de vos projets d’alliance avec la famille Sunderland, lui en ont parlé. Il exalte les charmes, les vertus de la jeune ladi ; mais il ajoute qu’il est bien loin de la mériter. Ce langage m’a surpris ; serait-il survenu entre vous et Sunderland, quelque différend qui pût occasionner les secrètes douleurs d’Abel ? car, je vous le répète, il en est consumé.

« Hier, un de mes secrétaires lisait tout haut une gazette anglaise ; on y avait inséré un article au nom du duc de Sunderland, relatif à sa pupille, sa fille adoptive, ainsi qu’il la nomme. Abel a changé plusieurs de fois de couleur ; il a parlé bas à Arthur. Son désordre était inexprimable. Mon fils l’a entraîné. Le vôtre est resté chez lui toute la soirée, se plaignant d’être incommodé. Je lui ai envoyé mon médecin, qui a trouvé ses nerfs dans un état déplorable. Aujourd’hui il est mieux ; seulement sa figure, son maintien, décèlent un surcroît d’inquiétude, de tristesse.

« Donnez-moi des détails, sur-tout, si vous en connaissez la raison, n’oubliez pas de me dire pourquoi il se défend d’être le gendre du digne et aimable Edward.

« Adieu, mon respectable ami, répondez à mes observations sur votre fils. Je veux connaître et dissiper, s’il est possible, le nuage qui obscurcit l’éclat de sa jeunesse.

« Mes respects à ladi Mathilde. Le pauvre Arthur, malgré son austère raison, ne se résout pas de bonne grace à vivre loin d’elle si long-temps. Dans quelques mois il volera à ses pieds. Alors j’intercéderai près de vous, je vous prierai de la confier à son époux, et de me procurer le bonheur de la recevoir en Espagne, en attendant l’époque heureuse, où, ayant rempli notre tâche envers la patrie, vous et moi, mon cher Alvimar, consacrerons les derniers momens de notre existence à la nature, à l’amitié et au repos. »

Cette lettre fut un trait de lumière pour milord Alvimar. Il réfléchit alors que le desir de son fils de quitter l’Angleterre, n’avait pas été sans cause. Il interrogea Mathilde. L’intérêt de son frère lui suggéra une réponse prudente. Son père ne s’en contenta pas, et il courut chez milord Sunderland chercher une explication entière. Le premier chercha à pallier les torts d’Abel, mais avoua tout. La colère d’Alvimar éclata d’une manière terrible. Il fut prêt à maudire son fils. Il exprima beaucoup d’indignation contre miss Harville, ne put même se défendre de la soupçonner d’avoir médité la coupable séduction qui enlevait Abel à son amie. Ne l’accusez pas, reprit avec sensibilité milord Sunderland ; sa beauté, ses talens, voilà ses innocens complices, et la malheureuse enfant, accablée de honte, de douleur, a peut-être terminé sa vie, ou l’a dévouée à l’infortune, à la misère.

Le père d’Abel était fort estimable, mais on ne pouvait compter l’indulgence au nombre de ses vertus. Il conserva donc une injuste opinion sur le compte de Palmira, et écrivit une lettre foudroyante à son fils, où il lui permettait cependant de revenir en Angleterre avec milord Arthur D… N’espérez pas, lui manda-t-il, de retrouver mon affection, avant l’époque où le duc de Sunderland et sa fille vous auront pardonné. Si cela n’arrivait pas, je vous verrai toujours avec ce sentiment pénible, que nous donne celui qui a détruit par sa faute, nos plus flatteuses espérances.

Ladi Simplicia devenait chaque jour plus aimable et plus jolie. Sa grande fortune, sa haute naissance, étaient les moindres de ses avantages. Sa raison s’était promptement mûrie par l’espèce d’expérience qui naît, dans un jeune cœur, d’un premier sentiment d’amour et de chagrin. Généralement on l’aimait autant qu’on l’admirait. Les femmes lui pardonnaient d’être belle, en faveur de sa touchante modestie.

On n’ignorait pas dans le monde que son mariage avec le jeune Alvimar n’était plus aussi certain qu’autrefois, et une foule d’aspirans se présentèrent. On distinguait parmi eux le fils unique du prince de…, un des plus riches seigneurs d’Allemagne. Il fit une demande positive. Milord Sunderland crut devoir faire sentir à sa fille les brillans avantages d’une telle alliance. Il répéta que les Alvimar lui avaient donné la liberté entière de disposer d’elle-même.

Simplicia, en rougissant, le pria de lui laisser consacrer sa vie, et affirma qu’en la forçant d’agréer la recherche du prince, il assurerait son malheur. Ce bon père n’insista pas ; mais les autres personnages de sa famille firent beaucoup de représentations. Elles n’eurent pas le moindre succès.

Mathilde communiqua à son frère les détails de la conduite de son amie. Par une bizarrerie assez inexplicable, Abel ne fut pas fâché de voir Simplicia rejeter les hommages qui lui étaient offerts. Quelquefois il aurait voulu qu’un même serment liant Palmira, Simplicia et lui, ne permît à aucun des trois de former d’engagemens. Il se livrait ainsi à mille romantiques idées. Arthur employait alternativement pour les combattre, la sévère raison ou bien celle d’un piquant badinage.

Abel attachait beaucoup d’importance à tout ce qui émanait de son sage ami. Ensuite son excellente éducation le portait à considérer les droits d’un père dans toute leur étendue, et c’était là le puissant moyen contre son amour pour miss Harville. Néanmoins, lorsqu’il songeait qu’elle était fugitive, malheureuse, probablement à cause de lui, il s’écriait : Ô Palmira ! nul jour de félicité ne luira désormais pour moi.

L’hiver s’écoula dans de pareilles anxiétés ; mais il vit approcher avec plaisir le printemps, époque de son retour et celui de milord D… en Angleterre. C’est une erreur, mon cher Arthur, lui disait-il, de voyager pour se distraire. Il en est de sa patrie comme du sein de sa famille, on y souffre moins qu’ailleurs.