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Palmira/XXX

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Maradan (3p. 90-106).


CHAPITRE XXX.




Nos voyageuses, arrivées à Paris, se logèrent exprès dans un quartier peu fréquenté. Palmira ne voulut se montrer dans aucun endroit public. Elle crut même, par excès de précaution, devoir échanger son nom d’Harville contre celui de Delwine, et ce fut sous ce dernier qu’elle suivit madame de Saint-Pollin chez son ami M. de Morsanes, le banquier à qui on confia les fonds qu’elle venait de réaliser, et de qui elle fut parfaitement reçue. C’était une maison opulente et agréable, dont madame de Morsanes, jolie femme de vingt-sept à vingt-huit ans, faisait très-bien les honneurs. Elle combla des prévenances les plus distinguées la belle Anglaise, et, ayant été consultée sur la recherche d’un couvent, situé hors de Paris, elle indiqua une abbaye, dont la maison était vaste, les jardins fort beaux, et qui n’était qu’à une petite lieue de la terre de M. de Morsanes, circonstance dont elle assura qu’elle s’empresserait de profiter.

Palmira, bien recommandée, présentée par sa tante, ne tarda pas à être installée à l’abbaye de… Dans quelques jours on lui arrangea un appartement peu étendu ; mais propre et assez agréable. Il n’était pas encore fini, lorsque miss Delwine reçut un excellent piano, une harpe, des caisses de livres, contenant les meilleurs auteurs anglais et français. Cet envoi était bien une attention du jeune Mircour ; mais, ayant eu soin de ne les présenter que comme un prêt, Palmira consentit à s’en servir jusqu’à nouvel ordre.

Après avoir passé quelques jours avec sa nièce, madame de Saint-Pollin lui prodigua les adieux les plus tendres, et retourna en Normandie. Miss Delwine passa les mois d’hiver d’une manière paisible, que son goût pour l’étude, pour une vie indépendante et libre, lui fit même trouver assez heureuse. Néanmoins elle ne jouissait d’aucune dissipation, la saison n’admettait aucune promenade, et madame l’abbesse, vraie religieuse, c’est-à-dire égoïste, ignorante, hautaine et tracassière, ne pouvait lui offrir les ressources de la société, non plus que plusieurs pensionnaires, la plupart jeunes personnes, mal élevées, comme on l’était généralement dans ces sortes de maisons.

Cependant, nous le répétons, Palmira n’eut point à se plaindre essentiellement de sa destinée pendant le cours de cet hiver, et c’était beaucoup sans doute pour un esprit aussi enclin à la misanthropie et au mécontentement.

Elle recevait fréquemment des lettres de Charles, qui cent fois eût volé près d’elle, si la piété filiale, aussi puissante sur son cœur que l’était le tendre amour, ne l’eût retenu près de son père, qui avait essuyé une longue et dangereuse maladie. À peine convalescent, la présence de son fils lui était encore trop nécessaire pour qu’il pût songer à s’éloigner. Palmira ne répondait pas à son cousin ; mais quand elle écrivait à madame de Saint-Pollin, il y avait toujours un mot obligeant pour lui.

Vers le commencement du printemps, madame de Morsanes, avec beaucoup d’empressement, vint réclamer près de miss Delwine l’exécution de sa promesse d’une visite de campagne. Celle-ci ne put se refuser d’y acquiescer, certaine d’ailleurs de ne rencontrer aucun Anglais chez cette dame, son mari n’ayant de relations qu’avec la Suisse, sa patrie.

Néanmoins miss Delwine quitta avec regret, pour quelque temps, sa tranquille retraite. La campagne de M. de Morsanes était belle ; mais le parc, les parterres, entièrement dans le genre français, déplaisaient souverainement à Palmira ; aussi profitait-elle de la liberté dont chacun jouissait, pour passer une grande partie de sa journée dans les jardins d’Hermenonville, attenant presqu’à ceux de la maison où elle résidait en ce moment.

Jean-Jacques Rousseau venait de mourir. Palmira trouvait un mélancolique plaisir à se faire conduire dans l’île des peupliers, où on avait placé son tombeau ; puis à se retrouver dans les grottes, sur les rochers où ce grand homme se reposait de préférence. Là, elle lisait son roman avec d’autant plus d’intérêt, qu’elle trouvait nombre de rapports entre l’histoire de Julie d’Étanges, et celle d’Élisa Sunderland.

Un soir, elle ne put s’échapper qu’assez tard (M. de Morsanes ayant eu beaucoup de monde à dîner) pour aller faire sa promenade favorite. Le ciel était superbe, le soleil couchant se réfléchissait dans les eaux, le parfum des fleurs s’exhalait avec une odeur ravissante. Miss Delwine contemplait ce délicieux spectacle appuyée contre une grotte, située sur le bord d’un ruisseau, où quantité de saules pleureurs penchaient leurs têtes fléchissantes, et elle se rappelait que dans le parc de Sunderland, il existait un endroit entièrement semblable ; il était même l’asile favori de sir Abel.

Ce nom-là réveillait toujours en elle de longs souvenirs lorsqu’il se présentait à son imagination. Elle s’y livrait cette fois avec plus de douceur que d’agitation, situation peu ordinaire à son cœur, lorsqu’elle entend parler anglais dans la grotte. Elle tressaille, et voudrait s’éloigner ; mais un pouvoir irrésistible la retient ensuite. Qu’a-t-elle à craindre ? puisque le son de la voix lui est entièrement inconnu ; mais elle distingue parfaitement ces paroles, qui semblaient être la continuation d’une conversation (qu’elle n’avait pas entendue d’abord, par l’excès de sa préoccupation) : « Je conçois vos inquiétudes sur son existence ; présumons cependant que, si elle était malheureuse, elle reviendrait à ses nobles amis. »

Le cœur de Palmira palpite ; ses pas chancelans refusent de la conduire. Elle n’avait donc pu s’éloigner encore lorsque les deux étrangers, s’offrant à sa vue, lui découvrent sir Abel et son ami milord D… Elle pâlit, se sent prête à s’évanouir. Sir Abel, non moins ému, veut parler ; il ne peut que balbutier : L’objet de tant de sollicitudes, de l’amitié éplorée, est donc ici ! Ô Arthur ! c’est miss Harville ! Vous concevrez maintenant toutes mes confidences.

Milord D…, jeune homme de l’extérieur le plus distingué, désolé au fond de cette rencontre, s’approche cependant de Palmira, et lui demande l’honneur de la saluer. Miss Delwine, revenue à elle, répond poliment : puis, se tournant vers Abel, lui dit : Vous me retrouvez, sinon heureuse, du moins paisible, sir Alvimar ; et votre moindre indiscrétion peut m’enlever le repos, mon unique bien.

Pouvez-vous redouter, reprend Abel, que je trouble votre unique bien, lorsque le bonheur de Palmira peut seul assurer le mien ! Ce cœur, si pur, si vertueux, aura-t-il toujours des lueurs d’injustice, j’ose dire de cruauté, miss Harville, puisque vous n’avez pas craint d’affliger des amis si tendres, par votre inexplicable fuite ? Eh ! quel profond silence ! quel oubli envers ceux que vous avez si cruellement abandonnés ! — On n’oublie pas toujours ceux que l’on est forcé d’abandonner : mais, sir Abel, avant de nous séparer, ce qui doit être dans peu d’instans, je vous demande d’effacer cette rencontre de votre mémoire, et votre parole sacrée de n’en faire mention à personne. — L’effacer de ma mémoire ! jamais ! N’en parler à personne ! prouvez-moi que votre bonheur l’exige.

Palmira, sentant bien qu’une conversation trop prolongée deviendrait infiniment déplacée, se décidait à s’éloigner sans donner aucune explication, lorsqu’elle apperçut madame de Morsanes et sa société, qui venaient la chercher. La première lui dit en souriant : J’avais tort, ma chère miss Delwine, de redouter pour vous l’ennui de la solitude. Palmira s’empressa de répondre que cette solitude avait été dérangée par la rencontre inattendue de ses deux compatriotes, dont l’un était milord D…, fils de l’ambassadeur d’Angleterre en Espagne ; (on pense bien qu’il devait être nommé le premier,) et l’autre, sir Abel Alvimar. Avec une extrême politesse, M. de Morsanes, s’en approchant, les prévint que les auberges qui avoisinaient Ermenonville étaient détestables, et qu’il serait infiniment flatté s’ils voulaient disposer de sa maison.

Les yeux d’Abel étincelaient de joie. Palmira baissait les siens. Le prudent lord D… refusa d’abord, mais M. de Morsanes insista ; et sir Abel, un peu impatienté de la réserve de son ami, accepta pour tous les deux. Alors la conversation devint générale. Sir Alvimar resta du côté de miss Delwine, et insensiblement l’entraîna à une certaine distance de sa société.

Ces lieux charmans, lui dit-il, et mes sentimens toujours les mêmes, oh ! avec quels délices tout cela me rappelle nos promenades de Sunderland ! Palmira l’interrompit pour s’informer des nouvelles de Simplicia et de celles de son père. — J’ai appris par Mathilde que leur unique chagrin était la perte de miss Harville. Et Abel lui fit entrevoir son extrême desir de connaître quelques détails de sa situation.

Palmira répondit froidement que ces ouvertures de confiance étaient entièrement inutiles ; qu’il ne fallait donner d’autre caractère à cette entrevue que celui d’une simple rencontre, née du hasard, entre deux compatriotes. — Comment ! pas la plus légère distinction en faveur des peines déchirantes que vous m’avez causées, de l’amertume de mes regrets, d’avoir peut-être été, par mon imprudence, un des motifs de votre fuite ; au nom sur-tout de la bienveillance que m’accordait ladi Élisa… — Adorable femme ! pourquoi lui ai-je survécu ! — Elle vous avait confiée à des amis biens sûrs, bien tendres, et vous les avez immolés, ainsi que vous, tandis qu’il ne devait y avoir qu’une seule victime.

Ils rougirent tous les deux, il régna un instant de silence. Sir Alvimar, dit Palmira, je vous le demande encore, ne livrez pas mon sort à de nouvelles anxiétés en révélant le secret de ma retraite. Je déclare même que je quitte demain ces lieux, si je n’obtiens ce serment qui assurera ma tranquillité. — Oh ! vous obtiendrez jusqu’à ma vie ; mais laissez-moi vous regarder, vous entendre, jouir enfin du charme inexprimable d’être si près de vous, après avoir été livré au désespoir par la crainte de ne plus m’y retrouver. Vous me parlez beaucoup de votre repos, puisse-t-il n’être pas troublé ! Mais vous êtes bien indifférente pour le mien, en ne daignant pas m’accorder le moindre sentiment de confiance.

Palmira, éprouvant un moment d’abandon, finit par lui avouer qu’elle avait été présentée dans un asile respectable par une bonne et excellente dame française, à la protection de laquelle elle avait des droits, et qui s’était empressée de le lui prouver. — Est-elle ici, cette femme que je bénis de toute mon ame ? — Non, elle est en Normandie. — En Normandie ! répéta-t-il avec inquiétude, vous y avez donc séjourné ? — Oui. — Et vous avez vu le jeune Mircour ? — Les circonstances m’y ont forcée. — Forcée ! C’est un charmant garçon ! toujours passionnément amoureux de miss Harville ? — Miss Harville sait ignorer les sentimens auxquels elle ne doit pas répondre. — Oui, je crois que si un mouvement involontaire agite un instant son ame, bientôt elle sait le subjuguer.

Palmira, voyant qu’il s’obstinait à rappeler des événemens dont les souvenirs ne pouvaient qu’être pénibles à l’un et à l’autre, s’éloigna sur-le-champ, et vint rejoindre madame de Morsanes chez qui on ne tarda pas à rentrer.