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Palmira/XXXI

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Maradan (3p. 107-129).


CHAPITRE XXXI.




Une jeune femme fit remarquer à la maîtresse de la maison, mais sans malignité, combien miss Delwine avait l’air radieuse ce soir-là. Effectivement, cette pauvre Palmira, à sa mélancolie habituelle avait substitué une expression de contentement. Une secrète agitation animait son teint ainsi que ses yeux, et l’embellissait encore. Milord D… ne put s’empêcher de convenir qu’il n’avait jamais vu une plus superbe femme. On la pressa de jouer du piano ; elle céda de bonne grace. Milord D… ayant parlé des talens de son ami, on pria celui-ci d’avoir la complaisance de chanter. Il sera au côté de Palmira, accompagné par elle ; bien certainement il ne refusera pas.

Il lui rappelle un air des montagnes d’Écosse, qu’elle se plaisait autrefois à jouer fréquemment. J’ai engagé, continua-t-il, un de mes amis à faire des paroles sur cet air charmant. L’auteur est sans talens ; mais il a exprimé des sentimens bien vrais, et ses accens pourront peut-être intéresser. Palmira se souvint sur-le-champ d’un de ces airs favoris, et la voix mélodieuse d’Abel commença une romance dont ses rapports avec Simplicia et Palmira formaient le sujet, sous les noms supposés d’Edgar, d’Iseult et d’Edwige.

Dans le troisième couplet, Edgar aux genoux de cette dernière, lui adressait à-peu-près ces paroles : « Ô Edwige ! si un désert inaccessible aux hommes et aux préjugés peut te suffire avec ton Edgar, j’abandonne patrie, fortune, grandeur, et ta foi me rendra plus de bien que je ne lui en aurai sacrifié. » Dans cet instant, Abel et Palmira se regardèrent. Qu’il était intéressant ! Comme elle était belle ! Oubliant que vingt personnes l’entouraient, miss Delwine, appuyant son mouchoir sur ses yeux, ne chercha pas à contenir ses pleurs. Madame de Morsanes crut tout uniment que c’était la simplicité touchante de la romance qui produisait cette sensation exaltée. À dix-huit ans, dit-elle, je pleurais aussi sur de chimériques amours, pour un air tendre chanté d’ailleurs avec autant d’expression que par monsieur.

Palmira se remit en apparence ; mais un trouble extrême resta au fond de son cœur. Milord D…, desirant qu’elle et Abel s’entretinssent le moins possible, l’occupa par sa conversation presque le reste de la soirée.

On se sépara fort tard. Auparavant, on voulut faire promettre aux deux Anglais de passer encore la journée du lendemain chez M. de Morsanes. Milord D… ne voulut s’engager que pour une partie de la matinée, assurant que des affaires importantes l’appelaient à Paris de très-bonne heure, et que le lendemain il était dans l’obligation de repartir pour Londres. Sir Abel lança le regard du regret à Palmira qui retint un soupir. En rentrant dans sa chambre elle se jeta dans un fauteuil, se livrant à mille réflexions. J’ai abandonné mes amis, l’Angleterre, presque mon existence pour le fuir, pensa-t-elle, et il est là, près de moi : et si inconsidérément, j’en éprouve un sentiment de joie ! Tu rêves, Palmira ; crains le réveil !… Il m’aime encore, du moins il a cherché à me le persuader. Mais, Abel, vous n’êtes pas l’auteur de votre romance, vous ne m’avez jamais proposé ce désert inaccessible.

Elle prévoyait bien qu’il lui serait impossible de s’endormir ; elle dit donc à Henriette, sa femme de chambre, d’aller se coucher : l’air était brûlant ; elle ouvrit ses croisées, et, prenant sa harpe, ne doutant pas que tous les êtres qui l’entouraient ne fussent livrés au sommeil, elle essaya plusieurs morceaux. La romance d’Edgar et d’Edwige était profondément gravée dans son imagination ; elle commença bien doucement à la chanter, et n’en oublia pas un seul mot, quoiqu’elle ne l’eût entendue qu’une fois. La recommençant une seconde ; elle en était au troisième couplet, lorsqu’une voix, d’un ton extrêmement bas, lui dit : Oh ! de grace ! daignez accorder à Edgar un moment d’entretien.

Palmira effrayée se lève cependant de sa place, et approche de la fenêtre. Le premier rayon de l’aurore commençant à paraître, elle put distinguer sir Abel dans le parterre sur lequel donnait son appartement. Quelle imprudence ! s’écrie-t-elle, vous me faites bien détester l’hospitalité que vous respectez si peu. — Votre vertu si pure écarte tous les soupçons qui pourraient naître d’une entrevue nocturne, et, il faut absolument que je vous parle, avant le réveil de mon ami. — Vous n’avez rien à me dire ; je n’ai rien à entendre. — Oh ! si, j’ai beaucoup à vous dire… Miss, Palmira, un instant de complaisance, descendez, dans le jardin ; le grand jour va paraître ; trois heures sont sonnées il y a long-temps. — Retirez-vous, sir Abel, ayez vous-même cette condescendance dont vous me parlez. — Ladi Élisa, ombre chérie ! inspire ta bien aimée, préside à l’entrevue que je sollicite, et qui peut influer sur le bonheur de ta Palmira ! Celle-ci, entraînée par cette invocation, finit par promettre un quart-d’heure, un unique quart-d’heure. Alors elle descendit trois marches attenant ses croisées, et qu’Abel avait eu la délicatesse de ne pas franchir.

Il la conduisit sous un berceau de lilas, où se trouvait un siége de verdure, en la remerciant avec transport. Cependant, lui disait-il, vous ne m’avez accordé que quelques minutes, et c’est bien peu pour celui qui va demander de passer près de vous sa vie entière. Ô Palmira, continua-t-il en se jetant à ses pieds, au nom de la nature, au souvenir d’Élisa, qui également nous environne, confirmez-moi, s’il est encore dans votre cœur, ce témoignage de sensibilité qui vous échappa chez M. Orthon la dernière fois que nous nous y sommes vus !

Palmira, mécontente, voulut se retirer. Abel l’arrêta en lui disant : Songez, si vous daignez me faire un tel aveu, que c’est votre époux qui le reçoit. Miss Delwine tressaillit. Nom sacré et charmant ! répondit-elle, jamais, non jamais, vous n’unirez Abel et Palmira ! Son expression n’avait pas été douteuse, et on voyait bien que l’obstacle ne partait pas de son cœur ; aussi Abel, au comble du ravissement, s’écria : Notre sort est fixé. Je dois l’avouer, un doux intérêt pour Simplicia, peut-être un peu d’ambition, plus encore ma tendresse pour mon père, et la crainte de son inflexibilité, m’ont fait penser long-temps qu’une barrière insurmontable nous séparait ; mais si milord Alvimar ne veut rien sacrifier pour mon bonheur, lui devrais-je davantage ? Une nouvelle que j’ai reçue avant mon départ d’Espagne, ma joie en vous retrouvant hier, celle sur-tout que je viens de ressentir lorsque, promenant mes anxiétés dans l’ombre de la nuit, je vous ai entendue répéter la romance d’Edgar, enfin l’émotion que vous éprouvez en m’écoutant, voilà les preuves les plus certaines qu’un faux préjugé, de vaines délicatesses, ne doivent plus nous retenir.

Palmira voulait parler. Ne m’interrompez pas, ajouta-t-il en sortant une lettre de son porte-feuille, et laissez-moi vous lire ce papier qui m’est arrivé comme je viens de vous le dire, très-peu de jours avant de quitter Madrid. Il m’a été renvoyé de Londres avec ceux qui lui sont relatifs, le tout très-exactement cacheté.


De la Jamaïque, ce 15 novembre 1780.

« J’ai la douleur d’informer sir Abel Alvimar qu’il vient de perdre son grand oncle maternel, le chevalier Berris ; il n’a peut-être pas oublié, malgré qu’il fût encore dans l’enfance à cette époque, la prédilection que lui manifesta cet estimable parent lors de son voyage en Angleterre ; il vient d’en donner un dernier témoignage en lui léguant tous ses biens, peu considérables sans doute, par rapport à l’immense fortune destinée à l’héritier de la maison d’Alvimar ; mais, s’il avait quelque idée de l’habitation de Berris-Tonn, il ne la dédaignerait pas.

« Placée dans le plus délicieux canton de l’île, ses bâtimens, de simple apparence, n’en sont pas moins d’une distribution commode et agréable ; ses plantations, objet de l’admiration générale, ne sont cependant cultivées que par des mains libres, le digne chevalier ayant affranchi tous ses noirs ; aussi chacun de ses reconnaissans serviteurs vaut-il mieux pour le travail que deux esclaves.

« Les papiers ci-joints assurent la possession de sir Abel Alvimar. J’attends ses ordres avec respect, et les exécuterai avec la plus parfaite exactitude.

Arnold, régisseur de
Berris-Tonn.


Chère Palmira, acceptez, partagez avec votre époux, cet asile de la philantropie ; il est digne de vous posséder ; la vertu l’habita toujours. Quelles que soient les mesures que prenne mon père, une honnête aisance nous est assurée. Dans ces climas lointains miss Harville jouira, sans restriction, de la considération qui lui est due. C’est le ciel et l’amour qui nous envoient ce moyen inattendu de vivre heureux et indépendans. Répondez maintenant, ma charmante amie, et sur-tout approuvez-moi.

Palmira l’avait écouté fort attentivement, sa tête inclinée vers son sein palpitant. Elle la releva avec une dignité plus douce que celle qui accompagnait ordinairement ses mouvemens. Je vous remercie, sir Abel, dit-elle d’un ton qu’elle cherchait à rendre assuré, et qui ne dura pas long-temps. Je vous remercie de m’avoir élevée jusqu’à vous, ce souvenir sera consolant et flatteur pour moi ; mais rappelez-vous ce que j’ai souvent dit à Sunderland, au sujet du jeune Mircour, que vainement il m’aurait inspiré une affection particulière, puisque rien ne me déterminerait à entrer dans sa famille sans le consentement de tous ; et, si j’ai craint de désobliger la hautaine et ridicule madame de Mircour, croyez-vous que je puisse jamais braver la malédiction du respectable Alvimar, le mécontentement de ladi Mathilde, affliger peut-être encore Simplicia, mériter les reproches de séduction du duc de Sunderland ? Non, non, je ne suis point un monstre d’ingratitude.

Satisfaite de la volonté courageuse et immuable qu’elle venait d’exprimer, il ne lui en coûta pas moins des larmes abondantes qu’elle ne chercha point à retenir. Abel, si exalté l’instant d’auparavant, était maintenant abattu et pensif. Les vœux du cœur de mon père et son ambition seront comblés, dit-il, par le bonheur et le sort de sa fille. Ladi Simplicia aura toute l’Angleterre à ses pieds, et je le répète, Abel et Palmira ne peuvent être heureux l’un sans l’autre.

Vous vous méprenez, Abel aime trop sa patrie, sa famille, pour en vivre éternellement séparé, et moi-même j’éprouverais plus d’humiliation et d’amertume que d’orgueil et de félicité, en songeant que vous auriez été forcé de tout me sacrifier. Vos parens, la société, verraient une tache dans notre union… Du courage, séparons-nous. Retournez à Londres, je tâcherai de reprendre la paisible monotonie de mon existence.

Abel plaida encore sa cause avec autant d’éloquence que d’amour, ce fut vainement ; Palmira fut inflexible, et, ramenant la conversation sur sa chère et douce Simplicia, elle assura Abel qu’elle ne se réconcilierait parfaitement avec elle-même que le jour où Abel remplirait ses anciens engagemens avec cette aimable compagne de son enfance. Elle ajoute en se levant : Les soins que je prends pour votre bonheur se réaliseront, j’en suis certaine ; il est réservé aux ames plus tendres qu’ardentes. Pour ce qui me concerne, ne soulevons pas le voile de l’avenir. Son ton devint excessivement sombre en prononçant ces derniers mots.

Abel, la retenant encore, lui jura le secret auquel elle avait paru tenir ; mais en cherchant à lui faire promettre à son tour qu’elle s’adresserait à lui, si elle se trouvait dans quelque circonstance où le dévouement d’un ami lui fût nécessaire, Miss Harville s’inclina sans rien répondre. Il la supplia de lui donner de ses nouvelles, et de consentir à recevoir des siennes. — Pourquoi éterniser des souvenirs qu’il faut bien plutôt étouffer ? Mais depuis long-temps je devrais être rentrée. Adieu. Oh ! adieu, pour toujours, peut-être. — Que dites-vous ? dans trois heures nous allons nous revoir. Avez-vous oublié cette matinée à laquelle j’attache tant de prix ? Je vous salue, charmante, noble, et délicate amie.

Il l’accompagna à la porte de son appartement. Au moment de la quitter, il la serra contre son cœur. Adieu, répéta-t-elle, soyez heureux, et oubliez-moi. Abel s’était déjà éloigné, il revint couvrir sa main de baisers. Palmira, trop émue pour lui dire un seul mot, fit un dernier effort, et courut se réfugier dans son cabinet de toilette, d’où elle ne pouvait plus voir Abel, ni en être vue.

Tout est donc fini ! s’écria-t-elle. Comme il a cédé promptement à mes refus ! S’il restait en France, s’il insistait sur les projets dont il m’a parlé, fille de la tendre Élisa, l’amour ne ferait-il pas aussi les destins de ta vie ? Mais, se pénétrant bientôt de la faiblesse de cette réflexion, croyant même qu’elle devait s’en punir, elle eut le courage d’écrire le billet suivant à milord D… :

« C’est au sage confident, à l’ami sincère de sir Alvimar que je me permets d’adresser un conseil : qu’il parte avec lui à son réveil. Je me charge de prétexter des excuses près des maîtres de la maison.

« Si milord Arthur se rappelle quelquefois de son voyage d’Ermenonville, que l’idée de miss Delwine s’y joigne aussi ; il m’est doux de penser que le sentiment de son estime pourra être attaché à ce dernier souvenir. »

Vers sept heures elle fit porter ce billet. Trois quart-d’heures après, on apporta la réponse suivante :

« Nous obéissons à vos ordres, belle et intéressante miss. On leur a opposé beaucoup de résistance ; mais l’amitié, la raison, ont fini par triompher.

« J’approuve votre extrême prudence, réunie à tant d’autres perfections. Elle excite ma haute admiration, et, si j’ose le dire, mon profond intérêt.

« Certes, je n’oublierai de ma vie ma rencontre d’Ermenonville, je m’en occuperai souvent, et ne la révélerai pas sans la permission formelle de miss Harville, puisqu’elle a exigé une telle discrétion. Je la prie de recevoir l’assurance de mon profond respect. »

Un billet d’Abel accompagnait celui-ci. Il contenait ses tendres et douloureux adieux. Vers huit heures et demie, Palmira entendit le bruit de leur départ. Alors ses larmes se tarirent, une oppressante suffocation se fixa sur son cœur. Elle croyait, elle espérait qu’elle allait mourir ; elle resta dans cet horrible état plus de deux heures. Une nouvelle surprise l’en arracha en donnant quelque distraction à sa douleur.