Aller au contenu

Palmira/XXXV

La bibliothèque libre.


Maradan (3p. 176-194).


CHAPITRE XXXV.




Ce fut à neuf heures du matin que ladi Mathilde, moins folâtre que de coutume, mais aussi charmante, assura son cœur, par le don de sa main, à milord D… bien digne de posséder ce trésor.

De pareilles cérémonies causent toujours une forte impression sur de certaines ames. Aussi Simplicia priait avec ferveur pour le bonheur de son amie. Sir Abel réfléchissait que ce même jour aurait dû être aussi celui de son mariage ; et, lorsque le ministre prononça les paroles sacrées qui liaient indissolublement les deux époux, les yeux d’Abel et de Simplicia se rencontrèrent ; mais ensuite il les éleva vers le ciel ; et elle les baissa vers la terre. Oh ! pauvre Palmira ! voici le premier regard dont tu aurais pu être jalouse.

En sortant de la chapelle, Simplicia, admirant le temps magnifique qui venait de se développer, s’écria : Le beau jour ! Il aurait pu être bien plus beau encore ! repartit Abel. On ne sait pas si cela fut compris ; mais Simplicia se retira près de son père.

Au déjeûner, milord Alvimar, déposant sa gravité parlementaire, fut aimable autant qu’il pouvait l’être ; ce qui est exprimer beaucoup. Le duc de Sunderland le seconda parfaitement : mais leurs enfans étaient tous un peu rêveurs ; excepté milord D… exalté de son bonheur.

La toilette de ces dames occupa une très-grande partie de leurs momens, jusqu’à l’heure où la fête commença. Sur un immense tapis de verdure, on avait dressé une vaste tente, où l’on servit un repas splendide. Une musique ravissante, placée dans plusieurs endroits des jardins, ne cessa pas de se faire entendre. On prodigua des vins exquis, et Simplicia était au côté d’Abel ; tout cela réuni eût troublé une meilleure tête que celle de ce jeune homme. Aussi le bal acheva-t-il de la lui faire perdre ; il ne dansa qu’avec elle, il ne pouvait la quitter d’un instant, et déjà on se disait à l’oreille : Est-il bien sûr que leur mariage ait été rompu ?

Simplicia, un peu fatiguée, entraîna miladi D… dans un cabinet voisin. À peine furent-elles assises, que sir Abel s’y introduisit : il se mit aux genoux de sa sœur, qui était excessivement près de son amie. Ma chère Mathilde, lui dit-il, je crois que j’aimerais encore mieux miladi D… que ladi Alvimar, si elle m’obtient la plus précieuse des faveurs, le pardon de sa charmante Simplicia. Un détour presque insensible le plaça aux pieds de celle-ci. Il fut bien coupable, ajouta-t-il, celui qui, espérant le bonheur de vous être destiné, vous préféra une autre femme ; mais elle est, comme vous belle, et vertueuse. Le cœur qui brûla pour elle est donc encore digne de vous être présenté. Prononcez, ladi Sunderland ; soyez vous-même mon juge. Oh ! ma chère ! reprit Mathilde, vous ne le haïssez pas, j’en suis sûre.

Simplicia, avec une noble candeur, l’interrompit en répondant : Je n’appellerai jamais un crime, sir Abel, votre affection pour Palmira. Qui plus qu’elle méritait d’être préférée ! Je n’ai point de pardon à vous accorder : je n’ai que des vœux à faire pour que votre premier amour soit un jour parfaitement heureux. — Il ne pourra jamais le devenir ; la raison a dû m’y résigner, et j’ose me persuader que vivre pour Simplicia, ce n’est point être inconstant pour Palmira. Ces deux êtres célestes s’identifient ainsi dans mon ame… Oh ! ladi Sunderland ! si je rentrais en grace près de votre père, imiteriez-vous sa clémence ?

Simplicia cacha son visage dans le sein de Mathilde, en disant : Répétez à votre frère, ma chère miladi, ce que vous me disiez tout à l’heure, que je ne le haïssais pas.

Abel n’en desira pas davantage ; et, se livrant à l’espérance, à la joie, il baisa dix fois cette charmante main qu’il n’avait pas toujours su apprécier. Mais sir Abel, reprit ladi Sunderland avec la plus intéressante simplicité, permettez une question, et, au nom de la vérité, répondez-moi : Pouvez-vous m’assurer que notre chère Palmira puisse, sans se plaindre, même sans en gémir, savoir un jour que vous avez sollicité l’accomplissement d’un lien, dont sans doute, sans qu’elle l’exige, vous lui avez juré le sacrifice ?

Délicate et aimable Simplicia ! reprit Abel, daignez désormais ne plus m’interroger sur un tel sujet : mais, recevez-en ma parole la plus sacrée, miss Harville ne pourra ni se plaindre, ni gémir de mon bonheur.

Son ton imposant en proférant ces paroles fit impression sur Simplicia. Elle le crut. Néanmoins, avec un accent suppliant, elle lui dit : Encore un mot, sir Alvimar ; auriez-vous rencontré cette chère fugitive, depuis qu’elle nous a si cruellement abandonnés ?

Abel se rappelant la promesse qu’il avait faite à miss Harville, et sentant bien d’ailleurs que ce n’était pas là le moment de l’enfreindre, répondit à Simplicia qu’il ne pouvait satisfaire en rien son inquiète amitié. Dans cet instant, on vint le demander ; il sortit, après avoir adressé encore des expressions affectueuses et tendres à Simplicia.

À peine était-il hors de l’appartement, que Mathilde assura son amie qu’il était profondément amoureux d’elle. Ah ! reprit cette sensée jeune personne, son cœur reçoit bien promptement de nouvelles impressions ! s’il oublie ainsi Palmira ! que ne dois-je pas redouter ? — La raison, le devoir lui ont commandé le sacrifice de miss Harville, répondit Mathilde ; et ils se réunissent maintenant aux charmes de sa Simplicia, pour la lui faire aimer éternellement.

Celle-ci le desirait trop pour ne pas l’espérer, et les touchantes et naïves caresses qu’elle prodigua à la sœur d’Abel étaient bien l’interprète de ses secrets sentimens pour lui.

En rentrant dans le salon, elles trouvèrent tout le monde occupé d’une Française qui venait d’arriver dans le bal, présentée par miladi Ranswill, sa parente. Madame la comtesse de Belmont, ainsi s’appelait l’étrangère, âgée à peu près de vingt-quatre ans, avait l’air infiniment plus jeune encore : elle le devait à une taille au-dessous de la médiocre, à une tournure que les Graces semblaient avoir elles-mêmes formée. De très-beaux yeux, des dents charmantes, faisaient oublier ce qui pouvait manquer de régularité dans le reste de sa figure. Une excessive élégance, un manége rare de coquetterie, une naissance distinguée ; tels étaient les différens avantages qui avaient valu à la comtesse de Belmont la réputation d’une des plus jolies femmes de la cour de France, célébrité qui l’avait suivie en Angleterre, où elle était venue passer quelque temps chez miladi Ranswill, sa cousine.

Depuis peu de jours à Londres, elle paraissait pour la première fois dans le monde, à la fête de milord Alvimar ; aussi fixa-t-elle l’attention générale. Les hommes la trouvèrent unanimement charmante ; mais les femmes remarquèrent plus d’affectation que de dignité dans son maintien, et un teint qui contrastait d’une manière frappante avec la blancheur qui embellit généralement les Anglaises. Simplicia seule la trouva véritablement jolie.

On forma un quadrille de danseuses d’élite : madame de Belmont figurait avec lord Cramfort en face de ladi Sunderland et de sir Abel. Si l’attrait de la nouveauté n’eût prêté sa faveur à la comtesse, comment aurait-elle soutenu le parallèle des graces décentes, et cependant si légères de Simplicia ?… La brillante comtesse fut néanmoins proclamée, par une troupe de jeunes héros, la meilleure danseuse du bal, qui leur rappelait, à ce qu’ils disaient, l’enchanteresse mademoiselle Guimard.

La contredanse finie, un essaim nombreux entoura madame de Belmont. Comment la trouvez-vous ? demanda miladi D… à son frère. — Elle me déplaît souverainement ! Prenez garde, dit Mathilde en riant, on n’outrage pas impunément de si beaux yeux, qui déjà vous ont distingué ; elle a même rougi lorsque vos regards se sont rencontrés avec les siens.

Elle a rougi ! c’est un sublime effort pour madame de Belmont, répondit Abel, qui en avait beaucoup entendu parler à Paris, et il se remit à causer avec Simplicia, qui ne put se défendre d’un petit mouvement d’humeur contre Mathilde, d’avoir ainsi prévenu son frère de l’attention que madame de Belmont avait mise à le fixer ; remarque qu’elle avait très-bien faite elle-même.

Lord Cramfort ne tarda pas à venir dire à Abel qu’il était le seul homme du bal qui ne l’eût pas prié de le présenter à madame de Belmont. Je m’arroge ce droit, ajouta-t-il, l’ayant beaucoup connue à Spa ; je possède sa confiance intime, et je ne vous dissimule pas qu’elle est surprise que le fils du maître de la maison, le beau, le galant Alvimar, ne soit pas venu lui offrir son hommage.

J’ai tort, reprit Abel, et je vais m’empresser de tout réparer. Alors, il s’avança vers la comtesse, qui l’accueillit avec le ton de l’intérêt, accompagné d’une sorte de bonhomie qui l’étonna. Elle l’entretint quelques momens avec beaucoup de bon sens et de naturel ; mais bientôt elle revint à son étourderie, à sa visible coquetterie, pour répondre à lord Cramfort et à ses autres admirateurs. Dès qu’il le put décemment, Abel s’en éloigna, et le reste de la soirée il ne quitta pas Simplicia ; ce qui n’échappa pas à l’attention du père de celle-ci, et à milord Alvimar, que son fils vint trouver le lendemain matin, pour lui dire qu’il serait le plus heureux des hommes si on lui permettait de recouvrer ses droits auprès de ladi Sunderland.

Le froid, le grave Alvimar, ne put se défendre de le serrer avec transport dans ses bras, en faisant des vœux pour que son repentir fût agréé avec bonté et générosité. Il se rendit de suite chez son ami. Cet homme vénérable ne put se défendre d’un peu d’émotion, et même d’une sorte de crainte, en demandant une seconde fois la main de Simplicia.

Un rayon de joie éclatant dans les yeux du duc le tranquillisa bientôt. Ah ! dit avec effusion milord Sunderland, mon cœur vous est trop connu pour que vous n’y lisiez pas que je préfère le fils de mon cher Alvimar, de mon sauveur, au plus puissant monarque. Mais, mon ami, le bonheur de ma fille ne commande-t-il pas, au moins, quelques mois d’épreuve ? — Je l’exigerai moi-même ; oui, que la durée d’une année entière nous assure que toutes les affections d’Abel ne peuvent plus connaître d’autre objet que ladi Sunderland.

Une année ! c’est trop, reprit avec bonté le duc ; la moitié est bien suffisante, et j’avoue que la plus forte raison, qui détermine cette condition, est peut-être l’extrême jeunesse de ma fille. Enfin nous n’avons point eu une passion avilissante à reprocher à notre Abel. La belle et intéressante Palmira pouvait l’emporter alors sur la trop jeune Simplicia.

Milord Alvimar remercia mille fois son ami de sa rare indulgence. Ils firent appeler Abel, et, sans la moindre réminiscence sur le passé, même dans les termes les plus flatteurs, on lui rendit l’espoir certain de posséder un jour ladi Sunderland. Après avoir exprimé sa reconnaissance et sa joie, il vola chez sa sœur, pour lui communiquer l’heureuse nouvelle ; mais cependant il eut un air bien triste en lui parlant de l’époque éloignée de son bonheur.

Miladi D… secoua la tête en disant : Je croirais à la constance de mon frère époux de sa Simplicia ; mais Abel, libre encore six mois !… Oh ! bon Sunderland ! prudent Alvimar ! je crains les effets d’une telle mesure. Abel se fâcha contre miladi D… Où retrouverai-je une Palmira, ajouta-t-il avec émotion, pour me rendre coupable une seconde fois ? Ce prompt souvenir agita toutes les facultés de son cœur ; il s’arracha d’auprès de sa sœur, et courut se renfermer chez lui.

Voici quelques semaines, pensa-t-il, que j’étais aux pieds de Palmira, décidé à lui tout sacrifier, et j’étais de bonne foi comme je le suis aujourd’hui en desirant ladi Simplicia. Il se jugea lui-même inconstant, et sentit la nécessité d’être désormais sur ses gardes. Quoi ! l’amour peut passer si rapidement ! réfléchissait-il encore ; mais un sentiment bien tendre le remplacera du moins. Ô Palmira ! que ne viens-tu en recevoir le doux et pur témoignage !

Il n’avait pu s’empêcher de soupirer en prononçant le nom de Palmira. En réfléchissant qu’il lui était infidèle, il la voyait aussi belle que jamais. Heureusement pour lui, Simplicia vint à passer sous ses fenêtres, tenant son amie par le bras : ses yeux, son visage, respiraient un modeste plaisir. Abel la regarda, et il oublia le reste de l’univers.