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Palmira/XXXIV

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Maradan (3p. 161-175).


CHAPITRE XXXIV.




Le lendemain de leur arrivée chez la douairière D…, Abel se promenait seul dans le parc, et songeait à son père, à la vive et délicieuse émotion qu’il avait éprouvée en se sentant serré dans ses bras ; il songeait que, si miss Harville eût partagé le transport qui lui avait fait proposer de fuir avec elle, il eût fallu renoncer à la vue de cet homme respectable, à celle de sa sœur et de sa chère Angleterre. Pauvre Palmira ! répétait-il, tu avais raison ; même à tes côtés, le regret m’eût été accessible.

Il continuait cependant de rêver à Ermenonville, lorsqu’il en fut distrait par le bruit d’un équipage de chasse, traversant la route qui bordait l’allée du parc où il se promenait dans ce moment. Il ne tarda pas à apperçevoir, dans son garrigue, l’étourdi comte de Cramfort, qui, reconnaissant Abel, descend sur-le-champ, franchit légèrement le fossé qui les sépare, l’embrasse, et lui demande depuis quand il est de retour. — Il y a fort peu de jours. — Eh ! que diable faites-vous chez cette vieille femme ? — J’y suis venu avec mon ami milord Arthur D… — Ha ! fort bien ; ne devient-il pas incessamment votre beau-frère ? — Oui. — Je lui en fais mon compliment, ladi Mathilde est charmante ! piquante sans méchanceté, gaie sans inégalité ! Oh ! c’est le parfait contraste de ma vaporeuse Arabel… Ne parlons pas de cette dernière ; car, vous le savez, c’est le tourment de ma vie… Dites-moi un peu, sir Alvimar, ce qu’est devenue cette Écossaise, cette Palmira, mille fois plus belle encore que celle qui charmait les ennuis de l’illustre vieillard Ossian. [1]

Mais milord, répond froidement Abel, vous pouvez savoir qu’elle a quitté l’Angleterre. — Oui, précisément quelque temps après vous ; on sait fort bien cela ; et ma belle-mère, ma femme, juraient même sur leur honneur que c’était convenu entre vous deux… Ne prenez pas cet air sourcilleux, mon cher Abel : si Palmira était présente, l’espoir de vous la disputer pourrait me faire entreprendre des folies dignes des plus valeureux chevaliers de la table ronde ; mais ses beaux yeux seuls peuvent m’animer contre l’homme des trois royaumes que j’estime le plus… De bonne foi, amicalement, dites-moi où vous l’avez laissée. — Quoi ! Cramfort, d’après les indiscrets propos de deux femmes, vous adoptez d’aussi absurdes calomnies sur le compte de cette jeune infortunée ! — Une chose qui me fâche véritablement ; c’est que l’on m’a assuré que cette aventure a scandalisé les grands parens, même le bon duc de Sunderland, et que vous ne seriez pas mon cousin… Il faut renouer cette affaire. Simplicia est une jolie créature, aimable, douce : Miladi Arabel est fréquemment avec elle ; n’importe, elle ne gâtera pas cet heureux naturel ; et, j’en réponds, le mari de la petite Sunderland sera un mortel très-favorisé. Mais il faut vous quitter, sir Alvimar, Moerton m’attend ici près. Adieu, j’espère vous rejoindre bientôt à Londres. Là, nous nous attendrirons sur les jeunes infortunées. Elles m’intéressent beaucoup, sur-tout quand elles ressemblent à miss Harvick, Harville ; n’est-ce pas son nom ou à peu près ? J’entends un cor, Moerton s’impatiente, j’en suis sûr. Adieu. Il sauta le fossé et remonta dans son garrigue.

Abel estimait fort peu cet homme plus qu’inconsidéré ; mais, sachant par lui l’opinion injuste que l’on concevait de miss Harville, il fut frappé de ce trait de lumière, et il sentit la nécessité de n’avouer à personne leur rencontre en France.

La visite de milord Arthur terminée, les deux amis coururent la nuit pour ne pas perdre un jour en route. En entrant dans le cabinet de son père, la première personne qu’apperçut Abel, fut le duc de Sunderland : n’étant prévenus ni l’un ni l’autre de cette entrevue inattendue, ils se trouvèrent tous les deux assez mal à leur aise. Mais le duc se remit bientôt, et, avec sa bienveillance ordinaire, lui demanda de ses nouvelles.

Abel, charmé de le retrouver si obligeant, se livra au plaisir de le voir et de causer avec lui. Ils parlèrent assez long-temps sur l’Espagne, et de leur ambassadeur. Milord Alvimar, ayant à s’occuper d’affaires importantes avec son ami, invita son fils, en souriant un peu, à aller rejoindre sa sœur. Abel se retira en effet, pénétré du dernier regard, rempli d’affection, que lui avait lancé Sunderland.

Ladi Simplicia déjeûnait dans ce moment avec Mathilde. Abel vit bien qu’elle était aussi jolie à l’éclat du grand jour, dans le plus simple des négligés, qu’elle le lui avait paru le soir du bal étant magnifiquement parée. Ému lui-même du trouble qu’il excitait sur ce charmant visage, il fut empressé, chercha à plaire. Simplicia reprit à la fin une contenance assurée, et parut excessivement aimable. Ses expressions étaient élégantes sans être recherchées. Une attrayante douceur, une certaine ingénuité, respiraient dans ses entretiens comme sur tous ses traits. Mathilde qui desirait extrêmement de la faire valoir, l’égaya, l’anima. On passa plus d’une heure ensemble ; et Abel, et Simplicia, s’écrièrent : Quoi ! déjà ! quand milord Sunderland fit dire à sa fille qu’il l’attendait pour partir.

Abel lui donna la main jusqu’à sa voiture. Lorsqu’elle s’y trouva seule avec son père, celui-ci lui dit : Vous ne m’aviez pas raconté, Simplicia, que l’autre jour, à Saint-James, vous aviez dansé avec le jeune Alvimar ; est-ce donc un événement si indifférent, que la rencontre d’un ancien ami ? — Non, mon père ; car l’idée de ma pauvre Palmira se présenta aussitôt avec plus de force que jamais : je dis avec plus de force, puisqu’elle ne me quitte guère, et j’eus peine à retenir mes larmes au milieu du bal. Moins contrainte dans ce moment, elles inondèrent ses joues. Était-ce seulement le souvenir de Palmira qui les faisait répandre ? Milord duc ne le pensa pas tout à fait.

Simplicia, revenue chez elle, se répétait : Il aime Palmira, il l’aimera toujours ; mais il ne me hait pas, il m’a même traitée avec plus d’égards, avec une galanterie plus respectueuse encore, que quand il a quitté l’Angleterre.

La comtesse Arabel vint interrompre ses rêveries, et lui proposer, pour le soir, d’aller à l’opéra voir danser l’inimitable Vestris ; puis, s’étendant sur un canapé, elle lui demanda si elle ne se trouverait pas aux noces de ladi Mathilde. — Oui, madame. — Lorsqu’il existait des projets entre cette famille et la vôtre, n’était-il pas décidé que vos deux mariages se feraient le même jour ? Simplicia détourna la tête, et balbutia qu’elle ne pensait pas que les arrangemens eussent jamais été si loin. Elle essaya ensuite de détourner une conversation très-désagréable par elle-même, et que le caractère de la comtesse rendait tout à fait pénible. Cependant elle ne put l’empêcher entièrement d’y revenir. J’étais singulièrement étonnée, dit miladi Arabel, que le duc de Sunderland rejetât tous les partis qui se présentaient pour sa fille. Vous vous repentirez, ma chère, ajouta-t-elle, d’avoir si obstinément refusé le jeune prince de H. C… — Sa recherche m’honorait ; mais elle n’a pu touché mon cœur. — Toucher votre cœur, mon enfant, c’est bien nécessaire, en vérité : croyez-moi, il nous sied mal d’être tendres et romanesques ; je suis peut-être la seule ladi d’Angleterre qui aime passionnément son mari : hé bien, cela nous expose tous les deux à des ridicules, des scènes qui finiront probablement par un éclat épouvantable. Ses intrigues avec toute la terre me consument. Je suis dévouée, par la conduite d’un ingrat, au désespoir, et sans doute à une mort prématurée. (Ses yeux s’arrêtèrent alors sur une glace.) Mais je vous quitte Simplicia ; mes plaintes vous affectent trop, je le vois : puis je veux passer chez madame Miller, la prévenir que, si elle envoie, pour ce soir, un chapeau pareil au mien à la duchesse de Dewonshire, je l’abandonne tout à fait.

La fin de ce discours rassura Simplicia, vraiment alarmée de la situation où la comtesse prétendait se trouver. S’imaginant bien que tout Londres serait à l’opéra, elle soigna sa parure comme si elle en eût eu besoin. Après, elle s’occupa de ses talens si chers, si précieux, en songeant avec reconnaissance qu’elle les tenait de sa bien aimée tante Élisa. Ensuite, chose assez rare, elle dîna tête à tête avec son père ; ce qui était une fête pour tous les deux. Depuis long-temps enfin, elle n’avait trouvé une journée si agréable : elle devait se terminer de même, puisqu’à l’opéra sa loge était à côté de celle de la famille Alvimar, chez qui il y eut un grand souper en sortant du spectacle.

Les Sunderland y étaient : Abel ne quitta pas d’un moment Simplicia ; qui, revenue chez elle, eut bien de la peine à s’endormir. Que je suis heureuse, se disait-elle, de n’avoir formé aucun engagement ! Alors il ne me serait plus permis de penser à lui, d’imaginer que, quand je ne serai plus jeune, nous pourrons sans inconvenance nous voir sans cesse, lire, causer, promener ensemble… Oh ! c’est bien sûr, je ne me marierai jamais… Mais lui ?… Oh ! ses sentimens pour Palmira lui feront prendre la même résolution ; et, vers la fin de notre carrière, nous dirons : L’amour ne daigna pas faire le bonheur de notre jeunesse ; mais l’amitié nous fait jouir de tous ses charmes dans l’hiver de la vie… Endors-toi, aimable Simplicia, et des rêves agréables et doux t’avertiront que ta destinée sera plus fortunée que tu ne viens de la régler toi-même.

Elle et Abel se rencontrèrent presque tous les jours, jusqu’à l’instant du départ pour Richemont, où milord Alvimar avait une maison de campagne délicieuse, qui devait être le lieu de la célébration du mariage de sa fille, et de la fête qui devait y succéder. Quatre cents personnes étaient invitées ; mais un petit nombre d’amis seulement, s’y était rendu la veille de la noce.


  1. On se rappelle le bal de Gros-Venor, où Palmira prit le costume de la fille d’Ossian.